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Le 16 juillet dernier, Ursula von der Leyen, nouvelle Présidente de la Commission, a exposé au Parlement européen les orientations qu’elle comptait donner aux politiques communautaires pour la nouvelle mandature. Premier item de son discours, elle a ainsi annoncé un « pacte vert pour l’Europe » ou « Green Deal européen » qui n’est pas sans faire écho au programme de relance de l’économie américaine qu’avait mis en œuvre le Président Roosevelt à la suite de la crise de 1929, le « New Deal ». Pour la Présidente de la Commission, il s’agit de répondre à la crise climatique pour faire de l’Europe le « premier continent climatiquement neutre au monde » d’ici 2050, avec un point d’étape en 2030 et une baisse des émissions de gaz à effet de serre de 55%, au-delà de l’engagement pris lors de l’Accord de Paris en 2015 (-40%).
Si elle s’est engagée à détailler le contenu de Green Deal européen dans les 100 premiers jours de son mandat, Ursula von der Leyen a déjà mis en avant quelques-uns des outils dont se dotera l’Union européenne pour atteindre ces objectifs : une taxe carbone aux frontières, l’extension du système de quotas d’émission à d’autres secteurs et un plan d’investissements à mille milliards d’euros pour les dix prochaines années sont ainsi annoncés. Dans quelle mesure sera mobilisée l’agriculture européenne dans cet objectif de neutralité carbone et, donc, dans quelle mesure la Politique Agricole Commune (PAC) évoluera pour participer à l’atteinte de ces objectifs ? Difficile à dire à ce stade, d’autant plus que la Présidente a également annoncé une stratégie en faveur de la biodiversité, une stratégie de la « ferme à la fourchette » qui devrait traiter de répartition de valeur au sein des filière et enfin un nouveau plan d’action pour l’économie circulaire, trois initiatives qui traiteront de près ou de loin de la production agricole.
En attendant que la Commission entre en fonction ce qui pourrait advenir au 1er décembre prochain et que le délai des 100 jours s’ouvre, on ne peut que se tourner vers les think tank bruxellois pour entrevoir la façon dont le discours de la Présidente von der Leyen est reçu et pourrait être rendu opérationnel. A ce stade, on y observe trois idées fortes : i) le Green Deal doit être l’occasion d’une transformation profonde des politiques communautaires pour arrêter la fragmentation et permettre leur mise en cohérence, le cavalier seul de la politique commerciale étant particulièrement visé (voir l’article Jean Pisani-Ferry) ; ii) l’acceptabilité sociale, l’accompagnement au changement et la progressivité des mesures doivent être travaillés en amont pour éviter le rejet et les chausse-trappes, l’exemple du mouvement des gilets jaunes étant fréquemment cité (voir l’article collectif émanent de l’Institut Bruegel) ; enfin iii) la crédibilité et l’efficacité du Green Deal dépendront de la façon dont l’Union européenne rompra avec la logique néo-libérale encore très présente à Bruxelles (voir l’article de Michel Aglietta pour Confrontations Europe).
Sur ce dernier point, on relèvera qu’en faisant référence au New Deal de Franklin D. Roosevelt, l’intitulé de Green Deal européen annonce le retour d’une plus grande place de l’intervention publique en matière économique. Un parallèle intéressant semble être à effectuer avec la situation politique américaine où, en février dernier, une résolution portée par des Sénateurs démocrates a visé à « reconnaitre la responsabilité du gouvernement fédéral à créer un Green New Deal ».
Deux des principaux favoris à l’investiture américaine pour l’élection présidentielle 2020, Elisabeth Warren et Bernie Sanders, ont endossé cette résolution et portent dans leurs programmes agricoles respectifs (ici et là) des références explicites au New Deal des années 1930. Ils mettent en particulier en avant l’importance de réhabiliter les instruments de gestion de l’offre comme les quotas de production, instruments largement employés pour sortir de la surproduction et de la déflation dans les années 1930. Outre l’objectif de faire remonter les prix et les revenus agricoles, les deux candidats estiment que la maitrise de l’offre offre également le moyen d’encourager le développement de formes de production plus favorables à l’environnement et à la lutte contre le changement climatique. Ils prônent tous les deux la neutralité carbone à l’horizon 2050 et l’enjeu du stockage du carbone dans les sols est bien identifié. On retrouve également les engagements de neutralité carbone et de Green New Deal dans le programme de Joe Biden mais, plutôt que des quotas, ce dernier privilégie la poursuite du développement des biocarburants pour remédier aux prix bas et accroitre les énergies renouvelables.
L’agriculture est aux premières loges de la lutte contre le changement climatique : si elle pâtit de l’augmentation de la fréquence des évènements extrêmes, elle contribue aux émissions de gaz à effet de serre (GES) mais, en même temps, les sols agricoles peuvent stocker davantage de carbone. Selon l’Agence Européenne de l’Environnement, en 2017, l’agriculture représentait 10,8 % des émissions de GES en Europe (46% de méthane, 35% protoxyde d’azote, 19% dioxyde de carbone). Cette proportion s’élève à 22% au niveau mondial selon le dernier rapport du GIEC.
La diversité des modes de production en sein de chaque filière offre des perspectives importantes de réduction : une vache laitière broutant de l’herbe dans une région de faible densité d’élevage n’aura pas le même impact environnemental qu’une vache nourrie avec des aliments pouvant avoir parcouru plusieurs milliers de kilomètres dans une région spécialisée.
Mettre en place des taxes pour « internaliser les externalités négatives », la recette traditionnelle promue par les économistes, peut certes favoriser le premier type d’élevage par rapport au second. Mais, cette approche souffre au moins de deux limites principales : au-delà de l’émission de GES, d’autres dimensions doivent être prises en compte comme par exemple le cycle de l’azote mais aussi le bien-être animal ; de plus, l’acceptabilité par les agriculteurs de telles mesures ne sera pas bonne si en parallèle on ne définit pas un chemin de transition et la sécurisation économique de producteurs. Les récentes manifestations d’agriculteurs aux Pays-Bas contre de premières annonces quant à une baisse de 50% des effectifs de vaches le montre tout autant que les « gilets jaunes » : pour faire advenir le changement il faut donner des alternatives et sécuriser économiquement les acteurs économiques.
Pour reprendre l’exemple promu à nouveau aux Etats-Unis, il semble que des quotas de production peuvent utilement concourir à faire évoluer les systèmes de production en offrant des prix plus élevés et plus stables aux producteurs tout en intégrant les différences en termes de durabilité entre les systèmes de production. Par le passé, la gestion des quotas en France avait ainsi permis de limiter la concentration géographique de la production. On peut également imaginer qu’un nouveau système de droits à produire, partiellement marchands, dans lequel les externalités négatives et positives sont internalisées dans le prix des droits à produire. Ce type d’instrument présente en outre l’avantage d’auto-financer la réduction de production voire la sortie des producteurs les moins durables. Des propositions de cet ordre avaient déjà été faites avant la suppression des quotas laitiers européens en 2015 (cf. étude).
Les productions animales et en particulier l’élevage laitier sont caractérisées par d’importants coûts fixes et irrécouvrables. De ce fait, l’ajustement par les prix ne fonctionne pas bien, en particulier à la baisse, c’est d’ailleurs pour cela que les quotas laitiers avaient été préférés à une baisse des prix au début des années 1980 pour endiguer la surproduction. Les raisons qui ont présidé à la décision de supprimer les quotas laitiers sont peut-être à reconsidérer sous un autre jour. D’une part, les flambées de prix de la fin des années 2000 ont conduit à une euphorie collective où l’on a présumé l’incapacité de l’offre agricole à rattraper la croissance démographique, ce qui s’est avéré faux. D’autre part, l’UE souhaitait faire baisser les protections tarifaires pour avoir une monnaie d’échange dans les négociations à l’OMC. Or le cycle de Doha est dans l’impasse et si un nouveau multilatéralisme voit le jour, ce sera pour réguler les marchés internationaux et les sortir du dumping.
Enfin, si les quotas de production restent une catégorie d’instruments utilisés notamment aux Etats-Unis pour le sucre ou pour le lait au Canada, il convient de s’interroger sur les raisons pour lesquelles on a cherché à les dénigrer autant dans les débats portant sur la PAC. Faut-il rappeler que ce type d’instruments reste largement promu dans d’autres politiques communautaires ? On fait notamment référence aux quotas d’émission comme les quotas carbone, mais aussi aux quotas de pêche qui sont l’outil majeur de la Politique Commune des Pêches, l’une des politiques communautaires les plus efficaces : l’amélioration des ressources halieutiques dans les zones sous quota est attestée (voir la communication annuelle de la Commission sur l’état des stocks de poisson). Il arrive même que des avis scientifiques favorables quant à l’évolution de certains stocks de poisson ne se traduisent pas par un accroissement des quotas de pêche quand les pêcheurs estiment collectivement que le marché concerné connait déjà un excès d’offre. Bien que la gestion de la ressource naturelle prime dans la logique des quotas de pêche, la préoccupation d’une gestion du marché est également prise en compte. Cet exemple ouvre une perspective intéressante : comment gérer conjointement des ressources naturelles et des équilibres de marché avec des outils de maitrise de l’offre ?
Ainsi, si pour les productions végétales, la variabilité des rendements amènerait plutôt à privilégier une régulation de la demande par la gestion de débouchés non alimentaires et une meilleure flexibilisation de la politique de biocarburants, pour les productions animales la gestion de l’offre présente quelques avantages pour assurer l’acceptabilité du changement et piloter la durabilité d’une filière. On relèvera d’ailleurs que la Commission européenne a émis un avis favorable à la volonté de la Côte d’Ivoire et du Ghana – qui représentent plus des deux tiers de la production de cacao – de mettre en place un prix minimum et de se coordonner pour équilibrer leur offre avec la demande internationale au nom de la durabilité et du développement.
Dans le cadre du Green Deal européen, la nouvelle Commission européenne serait donc avisée de considérer à nouveau des instruments qui ont par le passé été décriés de manière excessive. A défaut d’outils de pilotage performants, on voit mal comment des objectifs environnementaux ambitieux – « Une Union plus ambitieuse » est le titre du discours d’Ursula von der Leyen – pourraient être atteints.
Frédéric Courleux, Directeur des études d’Agriculture Stratégies