Vous trouverez ci-dessous un article paru sur le site de Momagri le 18/09/2017
La DG Agriculture et développement rural de la Commission européenne vient de sortir une étude synthétique sur la gestion des risques en agriculture1. Comme à l’accoutumée, ce type de document ne représente pas une position officielle de la Commission, il en dit néanmoins suffisamment sur les logiques à l’œuvre dans les têtes bruxelloises.
Ce document présente les principaux risques auxquels sont confrontés les agriculteurs, en les classant selon une typologie à trois niveaux : risque normal, risque commercialisable et risque catastrophique. Il offre également un panorama des différents outils de gestion de risque potentiellement disponibles pour les agriculteurs en resituant également les aides directes découplées et les mécanismes d’intervention. Paradoxalement, l’aide à la réduction de la production laitière qui est pourtant la principale mesure à mettre à l’actif du Commissaire Hogan depuis le début de son mandat n’est pas citée, tout comme la réserve de crise de 430 millions qui n’a toujours pas été utilisée depuis sa création en 2014.
L’étude propose également quelques éclairages sur les politiques de gestion des risques et des crises ailleurs dans le monde et surtout aux Etats-Unis. Le programme DP-MPP d’aides contracycliques calculées sur la marge des exploitations laitières, ainsi que les fondements des programmes pour les cultures (PLC, ARC, Loan rates) qui reposent également sur une logique contracyclique sont présentés. Et c’est là où le bât blesse.
Pour la Dg Agri, « la principale critique à l’encontre des aides contracycliques est le fait que les agriculteurs ne reçoivent plus les signaux du marché et ainsi n’adaptent plus leurs décisions de production aux développements des marchés globaux ». Cette position, qui n’est pas nouvelle en soi, appelle plusieurs réactions et analyses, de notre part et ce d’autant plus que les aides contracycliques sont au cœur des propositions portées par Momagri.
La première vise à rappeler que le seuil de déclenchement des aides, dans notre proposition, comme dans la plupart des systèmes contracycliques américains, est établi à un niveau inférieur au coût de production moyen : de la sorte, ces aides se déclenchent quand la plupart des producteurs perdent de l’argent ou à minima supportent une faible rémunération des facteurs de production qu’ils mobilisent (travail, capital, foncier). De surcroit, ces dispositifs sont tous basés sur des références historiques et des indices de prix pour éviter les effets pervers d’optimisation et ainsi faire en sorte que l’évolution des marchés restent au cœur des décisions de production et de commercialisation des agriculteurs.
La seconde remarque consiste à s’interroger sur la manière dont la Dg Agri considère les causes des crises agricoles. Dire qu’« ils ne reçoivent pas les signaux du marché », veut-il dire que les agriculteurs sont bêtes car sinon face à des prix bas, ils produiraient moins ou autre chose ? Et c’est là qu’on touche le fond de la pensée économique agricole ! Pourquoi ? Parce que l’une des principales spécificités du secteur est qu’il est marqué par deux caractéristiques qui expliquent les crises de surproduction. La première est que l’agriculture est une « industrie lourde » : les capitaux fixes à mobiliser sont énormes. La seconde est que la production agricole est un secteur atomisé : il y a une multitude de centres de décision, les agriculteurs ne sont pas ou peu coordonnées entre eux (et quand ils commencent à l’être, l’épouvantail du droit de la concurrence est là). Résultat : quand les prix baissent, ils n’ont aucun intérêt à réduire d’eux-mêmes leur production. La réponse de l’offre agricole aux prix est asymétrique : quand les prix augmentent on relance la production, quand ils baissent on continue à produire car on perd moins que si l’on arrêtait, et on attend que les autres renoncent avant soi. A la clef, des bas de cycles de prix d’autant plus longs et nocifs que les pouvoirs publics tardent à faciliter l’adaptation de l’offre à la demande.
Ces deux caractéristiques associées constituent donc l’une des principales justifications de l’intervention publique en agriculture. Mais apparemment ce point de vue n’est pas partagé dans ce document, car la solution envisagée est que les agriculteurs doivent s’adapter et ainsi répondre aux « signaux du marché » c’est-à-dire les prix. Est-on devant une négation de la réalité de l’économie agricole et de la justification de l’intervention publique ?
Pour illustrer ce qui peut passer pour une incongruité, prenons l’exemple d’une autre politique : la sécurité routière. L’une de ses missions est de sécuriser les routes en mettant des panneaux et des feux pour coordonner les usagers et des glissières de sécurité pour limiter les effets des pertes de contrôle de véhicules. C’est là l’une des missions centrales de cette politique. Si l’on applique la même logique auto-déresponsabilisante que celle que la Dg Agri nous sert, qu’obtient-on ? Les panneaux et les feux, tout comme les glissières seraient supprimés car ces équipements réduisent la perception du danger réel que prend chaque automobiliste, et donc on le conduit à prendre trop de risque en augmentant sa vitesse, qui est l’une des principales causes d’accidents. Il faut que l’automobiliste soit confronté aux signaux du danger, c’est pour son bien qu’il ne faut pas l’aider !
Ce parallèle est une façon de mettre en évidence la logique auto-déresponsabilisation de pouvoirs publics qui ont largement perdu le sens de ce qui relève de la justification de l’intervention publique dans leur secteur, ou dit autrement qui ne sont plus capables de distinguer ce qui partage d’un côté la fonction régalienne et l’intérêt général, de l’autre la défense « d’intérêts catégoriels ». Ce mal est profond et non seulement dans l’exécutif communautaire.
La PAC d’aujourd’hui serait donc arrivée à un point où la sortie d’une crise ne pourrait résulter que d’une grave crise climatique chez un autre grand pays producteur et/ou de la sortie du secteur des plus faibles, qui sont par définition les plus jeunes, ceux qui ont le plus investi et donc les plus innovants. On s’en remettrait aux cieux et au sacrifice d’une partie de la population, quelle conception de la modernité ! Et pour finir sur un autre paradoxe, alors que l’on voudrait que l’agriculture européenne s’oriente en fonction des marchés, on ne peut que voir dans l’opposition de la Dg Agri aux aides contracycliques, une obstruction à ce que la PAC elle-même puisse être modifiée pour que les aides soient versés en fonction des marchés et de leurs signaux.
Jacques Carles, Président d’Agriculture Stratégies
Frédéric Courleux, Directeur des études d’Agriculture Stratégies
1 https://ec.europa.eu/agriculture/sites/agriculture/files/markets-and-prices/market-briefs/pdf/12_en.pdf