« Derrière les enjeux de sécurité internationale ou de géopolitique, il est toujours question de sécurité alimentaire et d’agriculture » Frédéric Descrozaille
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Agriculture Stratégies a organisé une conférence de presse le 13 Juin 2018 en présence des membres de son Comité d’Orientation Stratégique.
Retrouvez ci-dessous l’intervention de Frédéric Descrozaille, Député LREM et ancien directeur général des Jeunes Agriculteurs
Retrouvez ci-dessous l’intervention de Frédéric Descrozaille, Député LREM et ancien directeur général des Jeunes Agriculteurs
« En complément de ce que vient de dire Olivier en présentant les quatre piliers auxquels on a pensé, je voudrais insister sur la dimension internationale de cette proposition. Elle prend tout son sens parce qu’il s’agit d’une approche globale où l’agriculture et l’alimentation sont considérés comme des enjeux mondiaux.
Sans vouloir être trop long, je souhaite vous faire part de la situation actuelle tout en faisant un petit retour en arrière pour que l’on se rende compte du moment où on a décroché, où on a abandonné ce qui était l’ambition initiale juste après-guerre de la PAC.
Je vais vous raconter une anecdote, Marcel Mazoyer, ici présent et membre du Comité d’Orientation, à une occasion où on travaillait ensemble en 2013 me demande si j’ai le moyen d’accéder à l’Elysée. Il souhaitait attirer leur attention sur la situation en Afrique où l’appareil d’Etat était démantelé, les fonctionnaires plus payés, où des bandes armées risquaient de déstabiliser tous les pays de la région sahélienne. C’était un an avant qu’on entende parler de Boko Haram et de l’enlèvement des lycéennes de Chibok et deux ans avant qu’ils ne jurent allégeance à l’EI en 2015.
Derrière les enjeux de sécurité internationale, de géopolitique, il est toujours question de sécurité alimentaire et d’agriculture
Cette secte apparue en 2002, s’est insurgée en 2009 dans le contexte que nous connaissons, celui de la flambée des prix alimentaires. Derrière cette histoire, toujours d’actualité, il faut bien avoir conscience que derrière les enjeux de sécurité internationale, de géopolitique, il est toujours question de sécurité alimentaire et d’agriculture.
Je suis convaincu que pour comprendre la scène internationale, il faut en effet avoir une grille de lecture où apparaissent, tour à tour, les enjeux liés à l’énergie, à l’eau, à l’alimentation, à la monnaie et à l’armement. La sécurité alimentaire est décisive parce qu’aujourd’hui sur la totalité de la population mondiale on a à peu près 1 milliard de personnes qui souffrent de la faim, c’est à dire qui ne peuvent pas fournir d’effort physique sans maigrir, qui ne couvrent pas les besoin énergétiques de base de 2500 cal par jour. J’ai dit un milliard alors que les chiffres officiels peuvent varier entre 850 millions et 1 milliard, parfois pour attirer l’attention car sur la base de ces chiffres on pourrait parfois se dire « c’est chouette, il y en a 50 millions de moins », mais la réalité c’est que ça ne change fondamentalement pas, et qu’au-delà du milliard d’individus qui souffrent, il y a 2 milliards de personnes malnutries, c’est-à-dire qui manquent des micro-nutriments essentiels et qui sont exposées à des maladies graves et à des problèmes de développement.
La faim est le premier risque sanitaire mondial : elle tue plus que le paludisme, le sida et la tuberculose réunis !
Au total cela fait donc à peu près 3 milliards de personnes qui ne mangent pas à leur faim dans le monde. Et il y a, chaque année, 9 millions de personnes qui meurent de faim directement ou indirectement. Cela veut dire que la faim est le premier risque sanitaire mondial : elle tue plus que le paludisme, le sida et la tuberculose réunis ! Sur ces 9 millions de décès, ce sont 6 millions d’enfants de moins de 5 ans, c’est véritablement monstrueux. Et en plus cette population qui souffre de faim se situe essentiellement dans le monde paysan. Je parle sous le contrôle de Marcel – mais si ça vous intéresse je vous encourage à lui demander directement, c’est le meilleur spécialiste – on dénombre environ 1.4 milliards d’actifs agricoles dans le monde, c’est donc ni plus ni moins entre 40 et 45% des actifs au niveau de la planète ! Quand on parle d’agriculture, il faut avoir cet ordre de grandeur en tête.
On est donc loin des 3% d’actifs en France et dans les pays de l’OCDE, et pourtant on cherche à organiser au niveau mondial la mise en concurrence de l’ensemble de ces agricultures aussi diverses et dont les différentiels de productivité vont de 1 à 2000 voire 5000. Pour 1,4 milliards d’actifs, on dénombre en effet une trentaine de millions de tracteurs et 300 à 350 millions d’animaux de trait : cela veut dire que plus d’un milliard d’actifs cultivent en travail manuel, et ils ne peuvent donc matériellement pas travailler plus d’un hectare par actif, et sur lequel ils ne peuvent pas obtenir de quoi nourrir plus de 4 à 5 personnes.
Contrairement à des idées reçues, ce sont les populations des campagnes qui souffrent le plus de la faim car s’ils n’arrivent pas à joindre deux campagnes, c’est-à-dire deux récoltes, s’il y a le passage d’une bande armée, une invasion de criquets, une sécheresse ou une inondation – parce que l’eau il y en a toujours trop ou pas assez en agriculture – ils ne peuvent pas attendre l’année d’après, ils vont migrer dans un bidonville, dans des villes ingérables de 100.000 ou 150.000 personnes à l’intérieur desquelles apparaissent forcément de l’économie informelle, du racket et toutes formes d’organisations sociales de survie.
Certes, il y a des ONG qui savent gérer, dans l’urgence, l’afflux de 100.000 personnes en mettant en place l’accès à l’eau, l’évacuation des déchets, etc. mais il faut pouvoir réduire ce genre de phénomène qui sont à la base des vraies causes des migrations. Si j’évoque cette situation de manière aussi brutale, c’est qu’il y a pour moi un enjeu y compris de sécurité internationale. On ne peut pas se dire que ces chiffres sont des abstractions, que le monde a toujours été comme cela. Non, c’est important d’alerter sur ces enjeux dont les conséquences en termes de mouvements de populations sont aux portes de l’Europe, il faut aider à éveiller les consciences sur ces sujets.
Comprendre tout cela c’est aussi revenir sur l’échec des années 1980-1990. Revenons en arrière, en 1946, il y a des tickets de rationnement à Paris. Il y a un peu plus de 40 millions d’habitants en France, le budget alimentation dans le budget des ménages représente plus de 40% et la moitié de la surface agricole utile des 6 pays signataires du Traité de Rome est en France. L’objectif est de produire plus pour moins cher avec moins d’actifs sur pas plus de terres, ce sont les débuts de la PAC. Les succès sont fulgurants, dans les années 1960, la CEE devient autosuffisante sur les produits animaux ; en 1980, Rouen devient même le premier port exportateur de blé au Monde.
La part de l’alimentation dans le budget des ménages a chuté, on est beaucoup plus nombreux et les gains de productivité fulgurants du secteur agricole ont profité aux consommateurs, à notre agro-industrie, à la grande distribution, à l’amont agricole (machinisme, intrants) … et en dernier aux paysans dont les revenus se sont stabilisés en part relative dans le PIB. C’est le succès de la PAC.
Mais c’est là que les choses se gâtent ! Ce succès nous conduit à exporter massivement du blé, et là les Etats-Unis – qui font beaucoup de jachères pour éviter l’écroulement complet des cours – nous disent : le blé c’est l’arme alimentaire, vous le vendez aux quatre coins du monde avec de l’argent public, il faut qu’on discute.
Jusque-là, l’agriculture n’était pas à l’ordre du jour du GATT, on accepte alors de l’y mettre et on ouvre les discussions qui sont à la base de ce que deviendra l’OMC. On est là en 1986 à Punta del Este, et c’est à ce moment où l’on observe le vrai renoncement au Compromis du Luxembourg de 1966, c’est à ce moment où la France renonce à son positionnement historique sur les sujets agricoles. Dans la foulée, et non sans heurts, la réforme de la PAC de 1992 sera actée et les négociations du cycle de l’Uruguay seront conclues à Marrakech en 1994 sur l’idée que les soutiens à l’agriculture ont tous vocation à disparaitre. De sommets en sommets, le sport mondial consistera à basculer ce qui est dans la boite verte dans la boite bleue, de la boite bleue dans la boîte orange, et ainsi de suite pour qu’à la fin il ne reste rien.
Après il y eut l’échec de Seattle, et en 2001 l’ouverture du cycle de Doha qui devait durer 3 ans, puis encore l’échec de Cancùn. A chaque fois, ce sont les différences d’approche des questions agricoles qui expliquent les blocages.La crise alimentaire de 2007/08 passera également par là et mettra en exergue l’incompatibilité entre, d’un côté, la vision des pays en voie de développement et de grands émergents comme la Chine et l’Inde sur l’impératif de la sécurité alimentaire, et de l’autre, une vision qui voudrait laisser l’agriculture aux seuls marchés.
La crise alimentaire de 2007/08 passera également par là et mettra en exergue l’incompatibilité entre, d’un côté, la vision des pays en voie de développement et de grands émergents comme la Chine et l’Inde sur l’impératif de la sécurité alimentaire, et de l’autre, une vision qui voudrait laisser l’agriculture aux seuls marchés.
Comme l’explique la Note de référence stratégique le diagnostic des années 1980 sur lequel repose l’accord de Marrakech n’était pas bon. De plus, la libéralisation des mouvements de capitaux a généré un flux massif d’investissements directs à l’étranger et la fin du système de parités fixes indexé sur l’or, entérinée par les accords de la Jamaïque de 1976, est à la base d’une mobilité du capital que l’on peut considérer comme excessive au vu des crises financières qu’elle provoque à intervalles réguliers. En Europe, c’est le Royaume-Uni de Margareth Thatcher qui ouvre la voie de la libéralisation du marché des capitaux, puis toutes les gauches d’Europe s’y mettent et font mine de découvrir que le keynésianisme ne marche plus.
Les doctrines des années 1980 reposent toutes sur la croyance que la sommes des intérêts individuels et la concurrence entre les acteurs – le marché- fait toujours mieux que la coopération y compris entre les Etats
Il est important de rappeler ces éléments car ils structurent l’époque où ont émergées les doctrines encore à l’œuvre en matière agricole en Europe et à l’OMC. Qu’ils s’agissent des capitaux, des changes ou des produits agricoles, les doctrines des années 1980 reposent toutes sur la croyance que la sommes des intérêts individuels et la concurrence entre les acteurs – le marché- fait toujours mieux que la coopération y compris entre les Etats. Au final les accords de la Jamaïque de 1976 comme l’accord agricole de Marrakech de 1994, c’est la même chose, c’est l’abandon de toutes tentatives de vouloir régler des problèmes globaux par des coopérations actives.
Face aux défis du 21ème siècle, ce que l’on vous propose aujourd’hui c’est au contraire de penser une réforme de la PAC dans une perspective d’un nouveau multilatéralisme. Cette relance du multilatéralisme est au cœur du projet du Président de la République. C’était quelque chose de central dans sa campagne, on a beaucoup travaillé autour de cette question. L’idée de cette relance du multilatéralisme c’est une question de responsabilité globale car l’ensemble des problèmes auxquels nous faisons face qu’il s’agisse de changement climatique, d’énergie, d’environnement, d’eau, d’alimentation, de migrations, etc. aucun pays ne peut les régler tout seul. Et ce n’est certainement pas avec une succession d’accords bilatéraux qu’on y parviendra, c’est une question de responsabilité. Il faut une approche commune, il ne s’agit bien sûr pas de donner des leçons à la terre entière, il s’agit de convaincre, de convaincre pour établir un diagnostic commun, et c’est ce qu’on vous présente aujourd’hui sur les questions agricoles et de sécurité alimentaire. »