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L’OCDE vient de consacrer à une étude approfondie sur les politiques agricoles à l’œuvre en Inde. Cette étude était d’autant plus attendue que l’Inde, à la tête du G33, conteste les règles de l’OMC en matière de politiques agricoles et vise le doublement des revenus agricoles d’ici 2022. Premier exportateur mondial de riz, premier producteur de lait, l’Inde est aussi un pays où encore 1 habitant sur 6 souffre de malnutrition. Le volet alimentaire de la politique agricole indienne est central : environ 30% de la production nationale de grains sont rachetés et stockés par les différents offices publics pour être revendus à prix bas aux catégories de la population les plus démunies. Pour autant, les recommandations proposées par l’OCDE ne semblent pas à la hauteur de l’ensemble du rapport. Ajustement structurel, donc exode rural, arrêt du stockage public, passage à des transferts monétaires pour les malnutris et aides directes pour les producteurs : la médecine de l’OCDE et sa foi dans le bon fonctionnement des marchés semblent inamovibles, ce qui la rend pour le moins décalée face à la complexité de la situation indienne.
L’OCDE vient de publier Agricultural Policies in India1, un rapport qui pour la première fois s’intéresse de près aux différentes mesures de politiques agricoles et alimentaires à l’œuvre en Inde, plutôt connue pour aller à l’encontre des règles de l’OMC et donc à la doctrine OCDE, notamment sur la question des stocks publics. Ce rapport était d’autant plus attendu que le gouvernement indien du premier ministre Modi a affiché sa volonté de doubler les revenus agricoles2 d’ici 2022, même si au final le rapport reste assez évasif sur ce point.
Un rapport riche d’enseignements…
Le rapport propose un historique des politiques agricoles indiennes ne commençant qu’à partir des années 1960. Comme les autres secteurs économiques du pays, l’agriculture indienne a vécu d’importantes transformations sur les dernières décennies. La révolution verte dans le domaine des céréales entame ce processus dès la fin des années 1960, suivie par la révolution blanche du secteur laitier dans les années 1970 et la révolution génétique des années 2000 qui profitera notamment au secteur du coton. Désormais, les changements de consommation de la nouvelle classe moyenne sont mis en avant comme le facteur explicatif des changements de la production avec une diversification vers les protéagineux, des fruits et légumes, mais aussi des produits carnés. Cette partie historique passe néanmoins sous silence la crise alimentaire de 2007-08 et ses répercussions politiques ce qui est pour le moins surprenant.
L’analyse structurelle de l’agriculture indienne dresse le portrait d’un secteur incontournable de l’économie du pays : 17% du PIB et 47% de la population active. L’agriculture indienne c’est 85% d’exploitations de moins de 2ha mais qui exploitent tout de même 45% des surfaces cultivées. On y rencontre des systèmes de polyculture élevage principalement, avec seulement 4% des exploitations qui dépassent 4ha. On nous décrit des zones rurales enclavées, des problèmes structurels lourds : au niveau de l’organisation des filières, sur l’accès aux nouvelles technologies et jusque dans l’établissement de la chaîne du froid. L’agriculture indienne se caractérise donc par une productivité assez faible, ce qui ne l’empêche pas d’être le premier producteur mondial de lait, le second pour le blé, le riz, le coton, le sucre, le thé et les fruits et légumes. Et malgré d’importantes restrictions sur les exportations, c’est également le premier exportateur mondial de riz, de viande bovine et d’épices.
L’Inde se distingue également par une politique d’achats publics massifs de denrées alimentaires : 30% de la production nationale de blé et de riz sont collectés par l’Etat au travers du TPDS (Targeted Public Distribution System). Ces denrées sont achetées à un prix de soutien minimum aux producteurs (MPS). Sur le blé et le riz par exemple, il a pratiquement triplé depuis 2006. D’après l’IGC, il atteignait en 2017 240 $ la tonne pour le blé3. A ces mesures s’ajoutent un contrôle des exportations et des importations, principalement par le biais des droits de douanes. La plupart des productions domestiques sont protégées par des droits de douane élevés. Inversement, les produits nécessaires aux industries de transformation ou à la consommation des ménages tels que les huiles végétales et protéines, ne sont soumis à aucun droit de douane. D’autres produits sont interdits d’exportation comme les graines de légumineuses, soumis à des quotas ou requièrent une licence. Les achats publics représentant près de 30% de la production nationale, le rapport indique que les prix payés aux producteurs s’alignent sur les MPS même si des divergences peuvent être observées. Ces larges campagnes d’achats publics sont l’articulation d’une même politique à la fois agricole et alimentaire.
Environ les deux tiers de la population indienne sont bénéficiaires du TPDS ou d’un programme équivalent qui permet aux foyers les plus démunis d’acheter les denrées de base, blé et riz principalement, à un prix maintenu bas : le CIP (Central Issue Price), qui n’a pas été réévalué depuis 2013. Ces programmes ont aidé depuis 2007 un maximum de 75% des ménages en zones rurales et 50% des ménages en zone urbaine. Les nombreuses restrictions à l’export, pointées du doigt après la crise de 2007-08, auront ainsi permis de maintenir des prix intérieurs bas et ont surtout protégé les populations les plus vulnérables des aléas des prix internationaux.Alors que le pays compte pour 18% de la population mondiale, 191 millions d’Indiens souffraient de malnutrition sur la période 2014-2016. Autant dire que le quart des personnes en situation de malnutrition dans le monde vivent en Inde. Ces chiffres ne peuvent être négligés, même s’ils semblent être en diminution : dans les années 1990, un Indien sur 4 souffraient de la faim, contre 1 sur 6 en 2014. Même si le rapport ne va pas aussi loin dans son évaluation, cette amélioration serait partiellement imputable au programme TPDS que nous avons schématisés ci-dessous :
Une attention particulière est portée dans le rapport aux enjeux climatiques qui attendent l’Inde. Les terres arables subissent une pression d’érosion très forte. Sur la question de l’eau, le rapport avance la perspective d’une demande en croissance de +32% à l’horizon 2050 alors que le pays connait déjà des pénuries régulières. On comprend ainsi mieux pourquoi une part importante des budgets agricoles est déjà consacrée à l’irrigation. La gestion de l’eau dans son ensemble sera un facteur déterminant dans les prochaines décennies : pollutions multiples auxquelles participent le secteur agricole, alternance de périodes de sécheresse intense et d’inondations destructrices.
… aux conclusions pour le moins surprenantes
L’indicateur ESP (estimation du soutien au producteur) est l’indicateur phare des études menées par l’OCDE et permet une approche comparative des politiques agricoles de différents pays en leur appliquant une même méthodologie d’évaluation. Aussi un ESP élevé sera synonyme d’une politique agricole qui, aux yeux de la doctrine de l’OCDE, sera considérée comme « un fardeau qui pèse sur les consommateurs, les producteurs et les contribuables »4. Le rapport propose également le calcul de l’ESC (estimation du soutien au consommateur) et de l’EST (estimation du soutien total), l’EST étant la somme des ESP et ESC.
Au premier coup d’œil, les chiffres avancés pour l’ESP de l’Inde semblent assez surprenants compte tenu des mesures ambitieuses précédemment présentées. Pour la période 2014-2016, l’OCDE annonce un ESP négatif équivalent à -6,2% des recettes agricoles. Le rapport présente deux composantes principales de l’ESP : le soutien direct (du contribuable au producteur) s’élèverait à près de 7% de la valeur des recettes agricoles principalement sous la forme de subventions aux intrants ; un soutien par les prix (du consommateur au producteur) de -13%, c’est-à-dire que l’on considère que ce sont les producteurs qui soutiennent les consommateurs par des prix de marché globalement inférieurs aux prix internationaux. Ceci parait difficilement concevable dans la mesure où les prix d’achat pour le stockage public ne cessent d’être réévalués à la hausse, en particulier pour les céréales et les protéagineux. Malheureusement les prix utilisés comme référence pour chaque produit ne sont pas disponibles dans le rapport5 ce qui ne permet pas de comprendre ce paradoxe apparent. Une ventilation par type de produits nous aurait peut-être permis d’y voir plus clair. A ce stade, on émettra l’hypothèse que ce sont les importantes productions indiennes de fruits et légumes, dont les cotations internationales sont délicates à établir, qui rendent négative cette composante de l’ESP. Dans le même temps, les céréales et les protéagineux profitent eux d’un soutien de marché d’autant plus positif que les prix intérieurs augmentent alors que les prix internationaux diminuent.
Le soutien aux consommateurs, représenté par les ESC, était négligeable dans les années 2000. Aujourd’hui il atteint 25% de la valeur des produits en moyenne, sur l’ensemble des produits agricoles, ce qui est loin d’être négligeable. Il traduit en partie les montants financiers associés au différentiel entre le prix d’achat au producteur (MPS) et le prix de revente (CIP) mais aussi le différentiel de prix entre le marché international et un marché intérieur très fragmenté et pourtant énorme. Dans ces conditions, l’indicateur EST (estimation du soutien total) est difficilement interprétable, car son niveau cache des transferts très importants bien que très différents entre catégories de produits. Le trinôme habituel ESP, ESC, EST se trouve donc bien en peine de représenter la réalité indienne et ne saurait se détacher d’un commentaire précis.
… et aux recommandations aveugles
C’est donc un rapport à la fois riche et paradoxal que nous livre l’OCDE, mais qui présente un décalage entre ses démonstrations et les recommandations qui sont tirées. En effet, la complexité du contexte et des institutions étudiées s’efface très vite pour laisser place à des orientations où il n’est jamais question de vigilance par rapport à d’éventuelles défaillances de marché : l’expression « market failures » n’apparait pas.
Ainsi, l’OCDE conseille à l’Inde de réduire voire d’arrêter ses programmes de stockage public de manière à laisser émerger des acteurs privés qui, par définition, feront mieux. Il est tout de même concédé que les producteurs les plus fragiles « pourraient être sujets à exploitation par les traders et les détaillants »6. De même les MPS sont logiquement pointés du doigt et devraient être abaissés pour se rapprocher des cours internationaux, perdant par la même occasion tout leur intérêt. A la place, l’OCDE plaide pour des mesures de soutien direct aux producteurs, mais étonnamment, le rapport ne mentionne pas les initiatives telles que les price deficiency payments, un plan d’aides contracycliques actuellement à l’essai au Madhya Pradesh7.
La question de la sécurité alimentaire, problématique majeure pour les gouvernements indiens, est ici traitée d’une façon inacceptable. L’OCDE propose à l’Inde de se défaire des programmes de distributions publiques telles que le TPDS au bénéfice de transferts monétaires aux plus pauvres qui seraient libres d’acheter eux-mêmes leurs aliments (cash transfers). Toutefois, les auteurs du rapport prennent la peine de décrire les inconvénients de cette approche, inconvénients présentés cependant comme « mineurs » : « les plus pauvres ne seraient plus protégés de l’envolée des prix, ni de la volatilité des cours mondiaux, […] avec la montée des prix, un même soutien ne permettrait probablement plus d’acheter la même quantité de nourriture et il ne serait plus possible d’assurer un stock suffisant pour la consommation intérieure.[…] Aussi, les paiements pourraient également être détournés de leur vocation première, la nutrition », laissant notamment la population infantile dans une détresse d’autant plus grande. Ces limites, bien connues, n’empêchent cependant pas les auteurs de continuer à professer les transferts monétaires ! Les Indiens ne semblent pour autant pas dupes puisque les principales réactions au rapport de l’OCDE ont porté sur ce point8. Les retours d’expérimentations menées dans certains Etats indiens pilotes sont ainsi relatés : problèmes de délais de paiements, d’absence de paiements, d’incapacité de trouver sur le marché la quantité de denrées nécessaires avec la somme accordée, etc.
Enfin, l’OCDE propose d’augmenter la taille des exploitations pour en accroitre la productivité. Les surfaces étant limitées, cet agrandissement se traduirait donc par une diminution importante du nombre de paysans. Et alors que le rapport rappelle que les métropoles indiennes sont déjà sous tension, une question émerge : mais que vont faire ces ex-agriculteurs et où vont-ils aller ? On parle en effet de 600 millions d’Indiens qui dépendent aujourd’hui directement de l’agriculture. Là aussi, on pourra s’étonner que les coopératives de production et de manière générale l’agriculture de groupe soient passées sous silence. Cela est d’autant plus dommageable que des initiatives sont accompagnées dans ce sens comme le relate notamment l’économiste Bina Agarwal9.
Ainsi, c’est un rapport riche en contenu et fruit d’un important travail que nous livre l’OCDE, car il s’agit de la première revue complète des mécanismes à l’œuvre en Inde. Néanmoins, la méthode OCDE montre aussi ses limites face à la complexité qui caractérise le pays : comment proposer des recettes aussi caricaturales quand on traite de l’avenir et de la sécurité de centaines de millions de personnes dans un pays aussi décentralisé et multiple ? Exposées sans argumentation spécifiquement liée au contexte, les recommandations d’évolution des politiques agricoles et alimentaires indiennes ne sont pas non plus accompagnées d’une caractérisation des périodes de transition qui leur permettraient d’advenir. Pour reprendre la récente analyse de l’économiste Dany Rodrik, spécialiste du développement comparé, on ne peut y voir que l’expression d’un dogmatisme, d’un dévoiement de la science économique où l’on cherche à transposer quelques principes sans prendre en compte la diversité des ajustements institutionnels propres à chaque pays11.
Océane Lachaussée
1 https://www.oecd-ilibrary.org/agriculture-and-food/agricultural-policies-in-india_9789264302334-en?itemId=/content/publication/9789264302334-en&_csp_=8fe079c8ac2a3b9a7eba4d169a8eaaa7
2 https://www.lemonde.fr/asie-pacifique/article/2016/02/29/l-inde-fait-du-developpement-agricole-une-priorite_4873543_3216.html
3 https://www.igc.int/_security/getfile.aspx?f=np\4xx\47x\472\GMR472India.pdf
4 Le CIP, maintenu à de faibles niveaux, est le prix d’achat pour les bénéficiaires des programmes d’aides alimentaires
5 OCDE, Agricultural Policies in India, juillet 2008, page 200
6 OECD (2017c), « Producer and Consumer Estimates », OECD Agricutlure Statistics Database, est la seule référence OCDE de la page 58 sans lien vers une base de données
7 OCDE, Agricultural Policies in India, juillet 2008, page 267
8 http://www.financialexpress.com/budget/budget-2018-fix-farmers-woes-by-going-the-telangana-way-heres-how/1033854
9 https://www.thehindubusinessline.com/economy/agri-business/cash-transfers-more-effective-than-pds-says-icrier-oecd-report/article24382172.ece
10 Bina Agarwal (2018). « Can Group Farms Outperform Individual Family Farms? Empirical Insights from India », World Development, 108: 57-73
11 Dani Rodrik, 2018, Le néolibéralisme ou l’économie dévoyée, l’Economie politique n°78, Alternatives Economiques.