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Comme l’ensemble des membres de l’OMC, la Suisse s’est engagée à supprimer ses subventions à l’exportation. La « loi chocolatière » qui permettait de verser des subventions aux exportations de produits agro-alimentaires transformés a été supprimée le 1er janvier 2019. En substitution, la Confédération helvétique versera aux agriculteurs des aides couplées supplémentaires pour le blé et le lait. Pour ce dernier, il est d’ores et déjà prévu que ces aides se traduisent par des baisses de prix aux producteurs qui pourront permettre aux transformateurs d’alimenter des fonds qui serviront à continuer à compenser les exportateurs. Ce ruissellement d’un nouveau genre met en évidence le fonctionnement d’une filière où la suppression des quotas laitiers en 2009 a conduit à renforcer le pouvoir des transformateurs dans le pilotage de la filière.
Suite à la conférence ministérielle de l’OMC à Nairobi en 2015, la Suisse s’est résolue à supprimer son principal programme de subventions à l’exportation, la « loi chocolatière » à compter du 1er janvier 2019. Ce programme introduit en 1974 avait pour but « de compenser le handicap dont souffre l’industrie agroalimentaire suisse du fait de la politique agricole »1. En 2015, respectivement 11% de la farine de froment et 6% du lait produits en Suisse ont bénéficié des subventions aux exportations pour un budget global de 95 millions de francs suisses (soit 89 millions d’euros à la parité du moment). Le montant des subventions à l’exportation était établi à partir de la différence de prix des matières premières entre le marché suisse et le marché mondial ou européen. L’objectif était que l’industrie agro-alimentaire suisse continue « d’utiliser des matières première suisses pour fabriquer des produits d’exportation concurrentiels sur le marché mondial »2. Parallèlement, pour les importations, des droits de douanes mobiles élèvent le prix des produits de base au niveau des prix suisses.
La révision de la « loi chocolatière » a débouché sur la mise en place d’une nouvelle aide directe à la production d’un montant de 4,5 centimes de francs suisses par litre sur l’ensemble de la production laitière, qu’elle soit exportée ou non (pour un prix du lait compris entre 50 et 75 centimes par litre). Il est explicitement prévu que cette aide se traduise par une baisse du même ordre du niveau du prix du lait payé au producteur de manière à permettre aux transformateurs d’alimenter deux fonds gérés par l’interprofession laitière (IP Lait). Le premier recevra 80% des prélèvements, il servira à financer les industriels de l’agro-alimentaire pour « compenser la différence entre le prix du lait suisse et celui de l’UE et à promouvoir le développement de nouveaux marchés d’exportation ». Le second sera destinataire des 20% restant et sera mobilisé par les industriels du lait pour l’exportation du beurre. La figure ci-dessous schématise les transferts entre les différents acteurs prévus dans le nouveau programme.
Figure 1 : Le nouveau système mis en place par la Confédération suite à l’abrogation de la loi chocolatière (source : Producteurs Suisses de Lait)
La nouvelle aide couplée de 4,5 centimes par litre de lait sera versée directement aux producteurs. La Confédération suisse en a profité pour réformer le programme d’aides à la production de fromage, établi en 1999, et qui se traduisait jusqu’alors par une aide de 15 centimes versée aux transformateurs en contrepartie de l’achat à un prix supérieur du lait destiné à la production fromagère. La production fromagère mobilise environ 40% du lait collecté, pour les 60% restant on parle de « lait d’industrie ». Aussi, l’aide au « lait de fromagerie » a été réduite de 10.5 centimes afin de tenir compte de la nouvelle aide de 4,5 centimes.
L’interprofession laitière au centre de la filière
Cette réforme de la « loi chocolatière » place donc l’interprofession laitière au cœur de la stratégie d’exportation de la Suisse. Cette structure a été créée en 2009 au moment de la crise consécutive à la fin des quotas laitiers suisses intervenue officiellement le 1er janvier 2009 mais, dans les faits, largement anticipée dès 2006 date à laquelle les producteurs pouvaient dépasser les plafonds de production s’ils disposaient de débouchés supplémentaires. Initié par le syndicat de l’Union Suisse des Paysans, l’IP lait avait pour vocation de segmenter la production du « lait d’industrie » selon les différents débouchés de manière à assurer un partage de la valeur équilibré entre les maillons de la production et de la transformation. En outre, un système de références individuelles devait permettre de donner aux producteurs une indication sur l’effet de leur augmentation de production : ils étaient libres de produire plus mais les quantités supplémentaires étaient payées à un prix nettement plus bas. Mais au final, ces dispositions ne furent jamais appliquées. La raison généralement invoquée tient à la gouvernance de l’IP lait qui fut marquée par la prise de contrôle des transformateurs, siégeant à la fois dans le collège des transformateurs et dans celui des producteurs via des organisations de producteurs-utilisateurs (OPU), et le retrait des pouvoirs publics qui ont néanmoins conforté l’IP lait en lui octroyant la « force obligatoire », soit un pouvoir de sanctions en cas de non-respect des règles3.
Toutefois, à partir de 2013, l’IP lait a mis en place un dispositif moins abouti de segmentation centré sur les valorisations à plus forte valeur ajoutée destinées au marché suisse (85% de la production) et largement protégées des importations européennes par des droits de douanes significatifs. L’IP lait publie ainsi des indices d’évolution de prix qui sont assez bien suivis par des transformateurs. En outre le « contrat-type » qu’impose l’IP lait par la « force obligatoire » ordonne aux acheteurs de lait d’annoncer à l’avance la quantité et le prix payé au producteur pour la production du mois à venir. De plus tout achat ou vente de lait doit faire l’objet d’un contrat écrit et les transformateurs doivent déclarer ce qu’ils produisent à l’IP lait.
La réorganisation des producteurs qui devait prendre le relais des quotas laitiers n’a donc que partiellement abouti et le régime actuel tient surtout à la protection douanière dont dispose la Suisse vis-à-vis des importations européennes. Depuis la fin des quotas en 2009, le prix du lait a largement baissé, surtout pour le lait d’industrie, et se rapproche des prix européens. Mais l’évolution des prix du lait doit également être mis au regard des autres aides directes que perçoivent les éleveurs : le niveau d’aides minimum s’élève à 1200 francs suisses à l’hectare (1477 euros) et la moyenne à 2800 francs suisses par hectare4 (soit 2274 euros) ! La nouvelle aide de 4,5 centimes s’ajoute donc à d’autres soutiens publics également en progression.
Figure 2 : Évolution des prix du lait en Suisse et dans l’UE (francs suisses)
Au final, comme on peut le constater avec la réforme de la loi chocolatière, la Confédération helvétique n’est pas prête à abandonner son soutien à ses exportations agro-alimentaires. Avec cette réforme, le pilotage de la filière par l’interprofession et son acteur dominant, la transformation laitière, se renforce, à mesure que les pouvoirs publics s’effacent. Cette évolution n’est pas sans poser question aux producteurs mais également aux industriels de l’agro-alimentaire et aux partis politiques5. D’un côté, on dénonce un tour de passe-passe voire une « imposture », de l’autre on considère l’organisation actuelle comme transitoire. La répercussion de l’aide couplée en baisse de prix, présentée comme allant de soi, donne des indications sur la formation du prix du lait qui est davantage imposé par un acteur dominant que négocié entre parties sur un même pied d’égalité. La fin des quotas laitiers a également donné la main aux industriels qui fixent eux-mêmes les volumes collectés à des producteurs sans alternative.
La libéralisation du secteur aura donc conduit à mettre aux commandes de la filière un cartel de transformateurs. En l’état actuel, l’avenir de la production laitière suisse dépend de la stratégie de ce cartel à la fois entre eux et vis-à-vis des producteurs. Entre eux, les transformateurs auront intérêt à éviter de se livrer une concurrence trop féroce sur un marché intérieur encore très protégé par des droits de douanes conséquents. Par rapport aux producteurs, ils auront à leur faire remonter une part adéquate de la valeur afin de conserver un niveau de production suffisant : les importantes aides que reçoivent les éleveurs suisses leur permettent en effet d’arrêter la production laitière et de se tourner vers d’autres formes d’élevage, moins exigeantes en termes de travail, tout en continuant à percevoir le même niveau d’aides.
Faute d’avoir véritablement organisé l’ouverture à la concurrence entre producteurs et transformateurs, la fin des quotas laitiers en Suisse s’est traduite par la mise en place d’un cartel qui dirige l’ensemble de la filière. La nouvelle aide en substitution de la loi chocolatière a pour but de conserver l’équilibre précaire d’un secteur qui ne tient qu’aux barrières douanières qui protègent la Suisse des importations européennes. Les autres aides versées par ailleurs offrent malgré tout une porte de sortie et allègent en partie la situation de dépendance économique dans laquelle les éleveurs laitiers se trouvent vis-à-vis des transformateurs. Bref, la filière suisse repose sur un schéma de régulation qui n’est ni enviable ni transposable là où les budgets agricoles ne sont pas aussi généreux.
Willy Olsommer, Etudiant à AgroSup Dijon
Fredéric Courleux, Directeur des études d’Agriculture Stratégies
1 https://www.agrarbericht.ch/fr/politique/production-et-ventes/loi-chocolatiere
2 https://www.admin.ch/opc/fr/federal-gazette/2017/4073.pdf
3 Voir l’étude coordonnée par Aurélie Trouvé en 2016 : https://agriculture.gouv.fr/etude-sur-les-mesures-contre-les-desequilibres-de-marche-quelles-perspectives-pour-lapres-quotas
4 Voir l’étude coordonnée par Aurélie Trouvé en 2016 : https://agriculture.gouv.fr/etude-sur-les-mesures-contre-les-desequilibres-de-marche-quelles-perspectives-pour-lapres-quotas
5 https://www.tdg.ch/economie/modifications-loi-chocolatiere-divisent/story/26888876