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L’UE cherche à se dédouaner de sa responsabilité dans le blocage du multilatéralisme en jouant la carte des accords bilatéraux. L’agriculture européenne en pâtit.
Entre le vote à l’Assemblé nationale sur le Ceta – l’accord commercial avec le Canada – et l’annonce d’un accord commercial entre l’Union européenne et les pays du Mercosur (Argentine, Brésil, Uruguay et Paraguay) avec lequel le président Macron a dernièrement pris ses distances, les accords commerciaux et leur volet agricole auront été largement commentés. Négociés par la Commission européenne et sa direction générale au commerce, le Ceta et l’accord avec le Mercosur prennent place au sein d’une longue liste d’accords, en vigueur ou en cours de négociation, qui tendent à couvrir l’essentiel de la planète. Comme les autres accords, les pourparlers avec le Canada et le Mercosur ont surtout débouché sur des accès préférentiels au marché des parties prenantes, sous forme de baisse de droits de douane et de contingents tarifaires à droits faibles voire nuls. On se situe de facto assez loin de ce que leurs promoteurs qualifient d’accords dits de « seconde génération » car portant sur des normes plutôt que sur des baisses de droits de douane. Et c’est justement la question des normes, ou plutôt la faible crédibilité des engagements brésiliens en termes de normes environnementales, qui semble porter le plus préjudice au soutien politique à l’accord UE-Mercosur.
Si l’UE est particulièrement présente sur le front des accords bilatéraux, ce que l’on peut qualifier d’activisme apparait en décalage avec l’inertie qui règne du côté du multilatéralisme. Le cycle de Doha1 lancé en 2001 pour promouvoir le développement semble plus que jamais dans l’impasse. Les questions relatives à la sécurité alimentaire et aux politiques agricoles constituent la principale pierre d’achoppement. Surtout depuis la crise alimentaire de 2007-2008 où il s’est avéré que les règles de l’OMC en matière agricole étaient incompatibles avec l’objectif de garantir la sécurité alimentaire mondiale. L’UE et les Etats-Unis ont été les principaux artisans du cadre multilatéral bâti au début des années 1990 et institutionnalisé avec la création de l’OMC en 1995. Contrairement aux précédentes négociations du Gatt2, les sujets agricoles y ont pris une place importante car il s’agissait en définitive de trouver une issue au bras de fer commercial entre Washington et Bruxelles au sujet des subventions européennes à l’exportation pour le blé. Depuis, les Etats-Unis ont fait montre d’une faible appétence voire d’une franche hostilité vis-à-vis du multilatéralisme, et ce, bien avant l’élection du président Trump. De la sorte, l’UE se retrouve bien seule pour défendre un ordre commercial multilatéral remis en cause de toutes parts.
Faire aboutir la souveraineté européenne dans un monde multipolaire
De surcroît, l’Europe semble en difficulté pour proposer un aggiornamento des règles du commerce international. La proposition conjointe avec le Brésil de juillet 2017 quant à une évolution des règles de comptabilisation des soutiens à l’agriculture n’a apporté aucun élément susceptible de répondre aux attentes des pays en développement en matière de sécurité alimentaire et d’endiguement du dumping. Le position paper3 de septembre 2018 de la Commission sur la réforme de l’OMC n’évoque à aucun moment les sujets agricoles alors même qu’ils sont au cœur du blocage du cycle de Doha. Ce document ne fait au final que reprendre les griefs portés par les Américains contre Pékin s’agissant des entreprises d’Etat et du statut des pays en développement. Ainsi se pose la question des raisons du décalage manifeste entre l’activisme de l’UE pour les accords bilatéraux et sa position de retrait sur le multilatéralisme. Conduire ce questionnement paraît important à plus d’un titre. Il doit permettre d’éclairer le fossé grandissant entre les valeurs proclamées de l’UE et la réalité de son action diplomatique : se voulant chantre du multilatéralisme, l’UE fait-elle vraiment ce qu’il faudrait pour faire fonctionner un ordre international plus pacifié ? Ce questionnement interroge également la nature de la construction européenne elle-même : s’agit-il d’un supranationalisme voué à évoluer vers l’intégration commerciale globale ? Certains en doutent et plaident pour que l’UE retrouve la voie de l’intergouvernementalisme pour faire aboutir la souveraineté européenne dans un monde plus multipolaire que jamais.
Enfin, et nous développerons ici surtout ce point, le décalage entre l’activisme bilatéral et l’immobilisme multilatéral a pour conséquence de mettre l’agriculture européenne en mauvaise posture. D’un côté, l’accès aux marchés agricoles européens constitue une monnaie d’échange classique dans les accords bilatéraux avec à la clé une plus grande exposition aux prix de dumping internationaux. De l’autre, à prétendre être les bons élèves de l’OMC, les réformes successives de la Politique agricole commune (Pac) ont consisté à appliquer un principe de découplage des soutiens à l’agriculture qu’aucun autre pays ne suit et qui constitue le fondement de l’inefficacité de la première politique communautaire, en matière sociale (protection des revenus des agriculteurs) et environnementale (transition vers la durabilité).
Les subventions européennes ont heurté la stratégie des Etats-Unis
Pour comprendre les raisons du manque d’entrain de l’UE à proposer des pistes de sortie à la crise du multilatéralisme, il convient de revenir à la genèse du compromis qu’avaient trouvé les Etats-Unis et l’UE pour dépasser le bras de fer sur les subventions à l’exportation européenne. Il constitue, en effet, la doctrine, toujours en vigueur, de l’OMC en matière de politiques agricoles.
En atteignant l’autosuffisance sur les céréales au début des années 1980, l’Europe a eu recours à des subventions à l’exportation pour désengorger le marché européen et maintenir ses prix intérieurs. Ces subventions ont directement heurté la stratégie des États-Unis, principal exportateur de céréales, mais surtout principal régulateur des échanges internationaux. En effet, jusqu’aux années 1980 des accords sur les produits de base entre pays exportateurs et pays importateurs régulaient les échanges internationaux. Les Etats-Unis, premier producteur mondial, ajustaient leur offre via des mesures de stockage public et de mise en jachère. Aussi, en devenant premier exportateur de blé en 1983, les Européens se sont attirés les foudres de Washington. Pour désamorcer les tensions, les deux partenaires ont bâti une nouvelle doctrine fondée sur le principe du découplage des soutiens. Et l’OMC allait devenir le moyen de l’imposer au reste du monde. Le principe du découplage des aides correspond donc à la logique de transformer les différents types de soutien en aides versées directement aux agriculteurs indépendamment des quantités produites mais également des niveaux de prix. Les aides découplées correspondent donc à un idéal économique où le transfert financier est censé n’avoir aucun effet « distorsif » sur le comportement des bénéficiaires et permet aux marchés de retrouver sans encombre leur niveau d’équilibre. C’est sur cette base que la doctrine agricole de l’OMC établit une classification des soutiens selon leur degré de distorsion, les fameuses boîtes orange, bleu et verte. Et c’est pour montrer la voie que les réformes de la Pac intervenues depuis 1992 ont consisté à mettre en place des aides directes de plus en plus découplées à la place des protections douanières.
On avait trouvé la martingale pour discipliner les politiques agricoles
De la sorte, l’UE montrait la voie d’un nouveau multilatéralisme tout en enterrant la hache de guerre avec les Américains. Un coup de maître pour la Commission européenne ! On allait pouvoir utiliser l’argument de l’OMC pour faire bouger les Etats membres et leurs intérêts agricoles, tout en embarquant les autres membres de l’OMC et leurs politiques agricoles. On avait trouvé la martingale pour discipliner les politiques agricoles et sortir les marchés internationaux de la déprime !
Pour autant, cette trajectoire de réformes ne séduira pas les autres membres de la communauté internationale : les Etats-Unis s’en écartent dès 2002. Le passage à des aides directes suppose des moyens budgétaires et administratifs d’autant plus conséquents pour des Etats où les paysans sont nombreux. Cette évolution implique, en outre, de mettre à mal les outils de stabilisation de leur marché intérieur (stockage public, protections douanières), sujet particulièrement sensible là où la part de l’alimentation dans le budget des ménages est élevée.
Ainsi, la crise alimentaire de 2007-2008 et ses répliques en 2010 et 2012 ont sonné le glas d’une stratégie qui visait explicitement à faire remonter les prix internationaux. Pour différents observateurs, le cycle de Doha s’est de facto arrêté en juillet 2008 lorsque Indiens et Américains n’ont pas pu se mettre d’accord sur les mesures qui pouvaient être prises, dans le cadre de l’OMC, en cas de flambée des prix alimentaires. La discipline de l’OMC avait pour but de contraindre l’usage de mesures déstabilisatrices pour les échanges internationaux. Mais soumise à la foi de l’auto-régulation des marchés, elle en avait oublié de penser les coopérations pour prévenir les emballements spéculatifs propres à toute menace pesant sur la sécurité alimentaire. Or pour l’heure, l’UE continue de défendre un cadre défavorable à la sécurité alimentaire mondiale mais a le mérite de lui être d’autant plus favorable que l’essentiel de ses soutiens agricoles sont classés comme non distorsifs et donc non soumis à réduction. En outre, son plafond de soutien global est très favorable car calculé sur la période 1986-1988, années durant lesquelles la Pac soutenait les agriculteurs à plein régime.
Conserver un leadership idéologique en offrant quelques concessions
L’UE se trouve donc dans une position contradictoire. D’un côté, elle défend des règles agricoles incompatibles avec la sécurité alimentaire mondiale car fondées sur la croyance dans l’auto-régulation des marchés ; de l’autre elle se veut la championne du multilatéralisme. De ce point de vue, la multiplication des accords de libre-échange avec les grands pays agricoles comme le Canada, le Brésil ou l’Argentine fait figure de stratégie dilatoire et compensatoire : on présente le bilatéralisme comme une alternative au multilatéralisme afin de conserver un leadership idéologique, en interne comme en externe, tout en offrant quelques concessions au passage pour calmer certaines velléités de remise en cause.
Après avoir dressé ce constat, interrogeons-nous sur les forces susceptibles de lever l’inertie institutionnelle régnant sur le sujet en Europe. A ce stade, nous voyons trois facteurs de changement dont nous ne chercherons pas ici à discuter les poids respectifs. En premier lieu, le recul indéniable de la propension des Etats-Unis à défendre le logiciel libre-échangiste constitue un paramètre important qui préexistait à l’élection de Trump. Le second renvoie aux conséquences en termes de sous-développement et de migration des populations rurales et agricoles confrontées à un dumping généralisé, voire institutionnalisé, des prix agricoles internationaux. Il est préoccupant de voir le déficit commercial agro-alimentaire africain se creuser ainsi alors même que les terres y sont disponibles pour occuper une population en forte croissance. Rendre solvables les 500 millions de familles agricoles constituerait un formidable moteur de développement pour l’économie mondiale et réduire les inégalités. Enfin, la troisième force identifiable tient à la lutte contre le changement climatique et la protection des ressources naturelles. Les débats animés autour de l’accord UE-Mercosur l’ont montré : conditionner l’accès aux marchés domestiques au bon respect de normes et de conditions de production apparaît comme le moyen de mobiliser la politique commerciale pour atteindre des objectifs supérieurs. En la matière, l’UE, forte de son marché intérieur le plus conséquent au monde, détient là une responsabilité importante comme l’a déjà souligné le rapport de réflexion sur la maîtrise de la mondialisation écrit par la Commission européenne en 2017.
En définitive, et pour finir sur une note d’optimisme, il y a tout lieu de croire qu’une inflexion de la politique commerciale européenne s’impose. Les accords de libre-échange pourraient avantageusement être substitués par des accords commerciaux de développement durable que l’on pourra alors véritablement qualifier de deuxième génération. Et l’UE en engageant une nouvelle trajectoire de réformes de sa politique agricole pourra donner une impulsion décisive à la construction d’un nouveau multilatéralisme en matière de sécurité alimentaire et de transition agro-environnementale qui reposera sur la recherche de coopérations entre politiques agricoles régionales stabilisatrices et durables.
Frédéric Courleux, Directeur des études d’Agriculture Stratégies
1 Le cycle de Doha est le dernier cycle de négociations commerciales entre les membres de l’OMC.
2 Le General agreement on tariffs and trade ou Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce est signé en octobre 1947 juste après la Seconde guerre mondiale. Il s’agit d’harmoniser les politiques douanières des parties signataires.
3 C’est un terme anglo-saxon qui désigne un document rédigé dans le but de faire valoir la position d’une organisation sur un sujet particulier.