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Cette note de lecture a été rédigé en vue d’une parution dans la revue Paysans et Sociétés. Elle porte sur l’ouvrage « L’embourgeoisement : une enquête chez les céréaliers » de M. Gilles Laferté, sociologue à l’INRA, publié aux éditions RAISONS D’AGIR
Le titre de cet ouvrage sonnera à certains comme une provocation, pour d’autres comme une évidence. Pour les premiers, l’emploi de l’article défini pluriel interpellera au regard des 19 153 € de revenu courant avant impôt en moyenne en 2017 par des céréaliers dont 65% basculeraient en solde négatif sans subventions. Chez les seconds, les a priori quant aux « gros céréaliers qui s’engraissent de la PAC » sont suffisamment admis pour que la réalité des chiffres ne vaille plus la peine d’être considérée.
Nous rangeant dans la première catégorie, nous avons néanmoins trouvé un intérêt à la lecture de cet ouvrage qui s’avère très critique d’une certaine tradition sociologique française en matière agricole et rurale. De surcroit, l’important travail d’enquêtes apporte des éléments tout à fait précis bien qu’ils ne semblent pas avoir été complètement intégrés à la réflexion, ce qui s’avère préjudiciable tant cela aurait pu permettre de dépasser les hypothèses initiales de l’auteur. Ce travail débute en effet en pleine parenthèse des années 2007-2012, période où les prix des céréales ont atteint des sommets, en rupture avec les niveaux bas observés que ce soit avant (de la réforme de la PAC de 1992 à 2006), mais aussi depuis 2013.
Contrairement au statisticien, le sociologue n’est pas astreint à la question de la représentativité des individus qu’il observe plus particulièrement. Pourtant, on aurait apprécié quelques éléments sur les critères de sélection qui ont conduit à l’étude approfondie de la demi-douzaine de familles présentées comme disposant des plus grandes surfaces, dans ce territoire aux terres superficielles des confins de la Bourgogne et de la Champagne.
Le choix qui a présidé pour retracer la trajectoire historique de ces familles depuis leur installation entre la fin des années 19ème et le milieu du 20ème semble se comprendre par le regard critique que l’auteur porte sur la sociologie rurale française. En premier lieu, il lui reproche de donner une image « fixiste et autarcique » de l’agriculture d’avant la période de modernisation. Munies d’un capital initial provenant de la vente de leurs terres dans des régions plus riches (Alsace, Lorraine, Belgique), ces familles ont alors pu prendre à bail puis acheter des fermes, dans une région où les structures étaient déjà de grandes tailles, à différentes périodes où les propriétaires-notables d’alors désengageaient leur patrimoine de l’activité agricole.
Un slogan visant l’emancipation des belles-filles
En outre, l’auteur reproche à la sociologie rurale française d’avoir construit une sorte de « misérabilisme » en se focalisant sur la non reproduction sociale de certaines formes d’agriculture. Les familles étudiées se sont trouvées, au milieu du 20ème siècle, devant la possibilité d’incorporer le progrès technique (semences, engrais, pesticides) pour accroitre leurs rendements dans un contexte de marchés agricoles régulés et de contrôle de la rente foncière. Et, pour celles qui y ont réussi, elles ont effectivement connu une rentabilité certaine de leurs activités agricoles et une croissance de leur capital.
Enfin, Gilles Laferté prend ses distances avec l’approche souvent rencontrée qui consiste à réduire l’agriculture familiale à la gestion d’une ferme par un couple et à considérer qu’il s’agissait du mode d’organisation le plus fréquent il y a un demi-siècle demi-siècle. A l’aune de ce référentiel réducteur, l’observation d’une diversité de configurations productives amène à postuler l’« éclatement du modèle familial » et alimente la thèse de son inéluctable disparition. On objectera que derrière le qualificatif « à deux UTH (unité de travail humain) », il faut surtout voir un slogan politique des années 1960 visant l’émancipation des belles-filles et que la proportion de salariés en agriculture était nettement supérieure au sortir de la guerre que maintenant.
Aussi nous partageons l’analyse de l’auteur quand il écrit : « s’ils sont des patrons, exploitants et coexploitants, c’est avant tout d’eux-mêmes et de leurs proches (épouses, frères, fils) » (p.138) et « loin d’avoir rendu l’âme, l’agriculture familiale d’hier s’est muée pour former le visage du capitalisme familial agricole contemporain » (p.132).
Là où, en revanche, on sera nettement plus dubitatif, c’est quand le sociologue parle d’un mouvement « d’embourgeoisement comme structurel de longue période » et d’une « reproduction sociale garantie ». D’une part, il ne s’intéresse pas aux sortants qui ont libéré les terres qui ont permis l’agrandissement des restants. De l’autre, il ne tire pas le principal enseignement des informations qu’il a récoltées : ces familles vivent moins de leurs activités agricoles que des activités non agricoles qu’ils ont développées par le passé (transport, carrière de pierre, commerce, chasse en Afrique).
Dans les propos d’un des agriculteurs interrogés, on trouve également un marqueur suffisamment explicite de la dégradation de la rentabilité des activités agricoles (p.185-186) : alors que son grand-père avait pu acheter toutes les terres qu’il travaillait, lui se considérait dans l’incapacité d’acheter le foncier qu’il exploite et il espérait que ses frères et sœurs, ses tantes et son voisin ne seraient pas amenés à les vendre. Pourtant, l’auteur continuera de parler de « monopolisation de la terre par les agriculteurs » dans le reste de l’ouvrage.
Par ailleurs, si au-delà du seul patrimoine, le sociologue définit l’embourgeoisement comme « le respect à l’ordre social établi », on est surpris de ne voir aucune mention du ressenti des agriculteurs vis-à-vis de l’évolution de la PAC, alors même qu’ils ont été questionnés par des représentants de la recherche publique ! Cet angle mort interroge.
Enfin, pour rester sur une note positive tant il est important que des approches empiriques se multiplient ne serait-ce que pour requestionner des cadres normatifs à renouveler, on ne saurait qu’encourager Gilles Laferté à développer, dans ses prochains travaux, cet « éthos du faire » qu’il identifie chez les agriculteurs étudiés et qu’il rapproche de celui d’autres professions indépendantes et artistiques. Car, ce qu’on pourrait appeler « l’éthos paysan » continuera d’être un objet d’étude pour les sociologues qui voudront dépasser Mendras et la fin des Paysans de manière à se rendre utiles pour comprendre et peut-être aider l’agriculture et les agriculteurs à relever les défis du 21ème siècle.
Frédéric Courleux, Directeur des études pour Agriculture Stratégies
Titre : « L’embourgeoisement : une enquête chez les céréaliers »
Auteur : Gilles Laferté, sociologue à l’INRA
Editions RAISONS D’AGIR – Cours&Travaux, 363p., 2018