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La société de conseil McKinsey propose en ce début d’année 2020 un rapport consacré aux effets socio-économiques du changement climatique. Etabli à partir des simulations climatologiques d’un centre de recherche externe, les auteurs ont cherché à évaluer les impacts du changement climatique sur l’économie mondiale. Ils se sont en particulier penchés sur notre système alimentaire en considérant les impacts potentiels du dérèglement climatique sur les cinq principaux bassins de production représentants 60% de la production mondiale de grains. Ils ont ainsi montré que les chances d’un choc important sur l’offre agricole/alimentaire (10% de baisse de production) au cours d’une décennie serait de 69% à partir de 2030 contre 46% aujourd’hui. Ce choc entrainerait une chute des ratios de stocks/consommation de 35% (équivalent à 127 jours de consommation) à 20% (équivalent à 73 jours), induisant ainsi une panique sur les marchés agricoles. Ce scénario assez proche de la flambée de prix de 2007 conduit les auteurs du rapport à prôner la réhabilitation de l’intervention publique en matière de stockage. Afin d’éviter de nouvelles crises alimentaires, McKinsey propose d’augmenter les capacités et les volumes de stockage de manière à porter les ratios de stocks/consommation à 40%. Une meilleure coordination entre acteurs publics et privés ainsi qu’une coopération intergouvernementale en matière de stockage de grains sont mises en avant pour éviter de prochaines crises alimentaires. Enfin, en matière d’assurance, le rapport appelle à une plus grande complémentarité entre les compagnies d’assurances et les pouvoirs publics en tant qu’assureur en dernier ressort. Deux propositions qui devraient être entendues à l’OMC où le stockage public reste illicite et à l’OCDE où on continue de présenter le retrait des Etats comme une condition nécessaire au développement des assurances en agriculture.Â
Le rapport du McKinsey Global Institute intitulé Climate risk and response repose sur une modélisation des évolutions du climat qui a été effectuée par le Woods Hole Research Center (WHRC). Cette simulation est basée sur le scénario RCP 8,5 (Representative Concentration Pathway) établi par le GIEC (Groupe d’Experts Intergouvernemental sur l’Evolution du Climat). Il s’agit du scénario le plus pessimiste du dernier rapport du GIEC, avec une estimation d’augmentation de température globale de 2,3°C d’ici 2050. D’après McKinsey, ce scénario « pessimiste » est celui qui correspond le mieux aux évolutions du climat sur les dernières décennies et permet d’évaluer les risques encourus si l’humanité n’entreprend pas d’actions correctrices en faveur d’une décarbonisation de l’économie. Si ce rapport s’intéresse aux enjeux liés aux systèmes alimentaire, qui retiennent notre attention dans cet article, il couvre également quatre autres impacts socio-économiques affectant les grands compartiments de l’économie moderne : les conditions de vie et de travail, le prix de l’immobilier, les infrastructures et les milieux naturels.
S’agissant des répercussions du changement climatique sur l’agriculture et l’alimentation, le rapport mentionne s’être appuyé sur les modèles de l’Agricultural Model Intercomparison and Improvement Project (AgMIP), les informations méthodologiques ne sont néanmoins pas suffisantes pour juger de la pertinence des outils employés.
La fragilité du système alimentaire mondial
Le principal résultat du rapport consiste en calculs de probabilité de chute de la production. La probabilité d’une chute de production agricole globale d’au moins 15% au cours d’une décennie atteindra 18% en 2030 et 34% en 2050 (contre 10% aujourd’hui), comme le montre la figure 1 ci-dessous. Ces probabilités sont de 69% en 2030 et 86% en 2050 concernant une chute de production d’au moins 10% (contre 46% aujourd’hui).
Figure 1 : Probabilités d’une baisse de production agricole majeure dans les décennies à venir
Ces résultats sont basés sur l’étude du système alimentaire mondial à travers le prisme de cinq « corbeilles à pain », représentants à elles seules 60% de la production de grains de la planète d’après le rapport : l’Europe et la Mer Noire, le Brésil et l’Argentine, les plaines nord-américaines, le nord de l’Inde et l’est de la Chine (voir figure 2). Ils estiment ainsi que la sécurité alimentaire mondiale est largement dépendante de ces bassins dont les potentiels de productions seraient impactés par le changement climatique : à la hausse pour les bassins européano-russe et chinois, à la baisse dans le bassin sud-américain.
Figure 2 : Les principales régions productrices de grains présentées dans le rapport McKinsey
Pour traduire l’impact d’un choc sur la production en variation de prix, les auteurs du rapport semblent procéder par analogie avec la crise alimentaire de 2007/08 : ils retiennent qu’une baisse de 15% de la production ferait chuter le ratio stock de fin de campagne/consommation à 20% ce qui induirait une hausse des prix de 100%.
Comme le montre la figure 3 ci-dessous le ratio de stock de fin de campagne/consommation est un indicateur assez pertinent de la volatilité des prix1. Lorsque les ratios de stocks/consommation sont proches de 35% (soit l’équivalent de 127 jours de consommation), les marchés sont déprimés et les prix largement sous le niveau des coûts de production de la plupart des producteurs. En revanche, dès que l’on se rapproche de la barre des 20% (73 jours de consommation), la panique semble s’emparer des marchés faisant ainsi flamber les prix. Autrement dit, une variation de production d’environ 15% de la production, soudaine ou cumulée sur quelques années, suffit à renverser entièrement le marché, de la déprime à la panique et vice-versa. C’est là l’une des caractérisations les plus explicites de l’instabilité structurelle des marchés agricoles.
Figure 3 : Evolution simultanée du prix et des ratios de stocks/consommation pour le blé
Citant des « précédents historiques », le rapport McKinsey infère donc que les chocs sur la production et les baisses de stocks associées pourraient entrainer des hausses de prix de 100% ou plus, qui nuiraient en particulier aux 750 millions de personnes vivant sous le seuil de pauvreté. Des conclusions suffisamment alarmantes pour pousser un cabinet de conseil comme McKinsey à prendre des positions très interventionnistes.
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Réhabiliter l’intervention publique
Face à ces risques, les auteurs du rapport invitent la communauté internationale à augmenter les capacités de stockage et le niveau des stocks afin de faire augmenter le ratio de stocks/consommation à 40%. Le coût estimé de l’augmentation des infrastructures de stockage se situerait entre cinq et onze milliards de dollars. Ils suggèrent en outre que « les organisations multilatérales comme la FAO pourraient potentiellement jouer un rôle, effectuant la gestion des stocks de près pour éviter des « fuites » et encourageant le secteur privé à stocker davantage de grain. Dans tous les cas, les parties prenantes affectées pourraient avoir besoin de travailler ensemble pour résoudre les problèmes de stockage, potentiellement à travers des interventions globales ».
Les propositions de ce rapport sur les stocks appellent plusieurs remarques. En premier lieu, on voit une prise de distance conséquente avec la théorie du stockage compétitif2 qui constitue le principal support idéologique à la suppression des politiques de stocks publics. Son argument principal : les stockeurs privés sont rationnels, ils vendent quand les prix sont trop hauts et achètent quand les prix sont trop bas, ils sont donc stabilisateurs et à cause de l’intervention publique, les stockeurs privés ne peuvent pas suffisamment se développer. Malheureusement, dans la vraie vie, des agents seulement mus par leur intérêt personnel chercheront à se débarrasser de leurs stocks face à des marchés déprimés, et inversement, en cas de flambée de prix, retiendront leur marchandise pour atteindre le prix le plus élevé possible.
La seconde remarque tient au fait que dans ce rapport on ne semble pas comprendre que le problè de la sécurité alimentaire est surtout un problème de prix bas : 70% des malnutris sont des paysans pauvres. En augmentant le ratio stock/consommation à 40%, on se protège certes contre les effets déstabilisateurs d’une brusque hausse des prix y compris sur les populations urbaines. Mais, sans autre action complémentaire, on en reste à des niveaux de prix de dumping, sous les coûts de production de la plupart des producteurs, ce qui ne manque pas d’affecter la durabilité de long terme du secteur agricole.
La troisième remarque est nettement plus positive puisque la proposition d’une meilleure coordination à l’échelle internationale des politiques agricoles stabilisatrices figure au cœur du projet d’Agriculture Stratégies sur la réforme du multilatéralisme en matière agricole. Plus que la FAO, nous plaidons même pour qu’un Conseil de Sécurité Alimentaire Mondial rattaché à l’ONU pour organiser la concertation, notamment au sein des différentes agences et organisations internationales, et préparer les coopérations internationales relatives à l’agriculture et l’alimentation. Il est pour le moins curieux de constater que les pays membres de l’Association Internationale de l’Energie, c’est-à -dire l’essentiel des pays non producteurs de pétrole, aient défini la nécessité de disposer de stocks stratégiques portant sur l’équivalent de 90 jours de consommation, mais que des mesures similaires ne soient pas discutées pour les produits alimentaires.
Du rôle des pouvoirs publics face aux risques
Le rapport de McKinsey ne s’arrête pas au seul sujet du stockage public mais traite également des assurances. Fort du constat que le changement climatique va compliquer la tâche des compagnies d’assurance, les auteurs appellent à reconsidérer le rôle de la force publique dans les assurances. Ainsi, plutôt que d’opposer solutions privées et solutions publiques, ils se placent dans une logique de continuité où il s’agit de penser globalement la chaine de transfert de risque « de l’assuré à l’assureur au réassureur au gouvernement en tant qu’assureur de dernier recours ». Une analyse assortie d’une mise en garde : « sans changements en matière de réduction des risques, de transfert des risques et du financement des primes ou des subventions, certaines classes de risques dans certains domaines géographiques pourraient devenir plus difficiles à assurer, creusant ainsi le gap de sous-assurance qui existe déjà dans certaines parties du monde sans intervention des pouvoirs publics ».
En définitive, ce rapport de McKinsey peut être considéré comme iconoclaste au regard de la façon dont sont traités les sujets du stockage public et des assurances en agriculture. Espérons qu’il traduise un renouveau y compris dans les organisations internationales ! Rappelons, en effet, qu’au regard des règles agricoles de l’OMC, les politiques de stockage public continuent d’être proscrites. Il en est de même à l’OCDE qui continue d’expliquer le faible développement des assurances par l’implication des Etats dans la gestion des risques et des crises, alors qu’au contraire là où les assurances agricoles sont le plus développées (Etats-Unis, Espagne), cela s’explique par de robustes partenariat public/privé. La prise de conscience de la fragilité de nos économies face au dérèglement climatique est-elle de nature à réhabiliter l’intervention publique y compris dans un secteur agricole où trois décennies de néolibéralisme ont remis en cause l’idée même d’intérêt général ? On ne peut que l’espérer.
Frédéric Courleux, Directeur des études d’Agriculture Stratégies
Christopher Gaudoin, Chargé de veille et d’analyse pour Agriculture Stratégies
1 Voir Courleux F., Depeyrot J.-N., 2017, « La Chine, nouveau stockeur en dernier ressort après les Etats-Unis ? » in. Allaire G., Daviron B., (dir.). Transformations agricoles et agroalimentaires. Entre écologie et capitalisme. Versailles, Quae, coll. « Synthèse », 2017, 429p.
2 Développée notamment par Jeffrey C. Williams de l’Université de Stanford, et Brian D. Wright, de l’Université de Berkeley dans les années 1980 et 1990