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A l’instar d’autres productions, la filière laitière française est en ébullition : le confinement a modifié les habitudes de consommation et laisse craindre aux acteurs de la filière un effondrement des prix. Cherchant à y remédier les membres de l’interprofession organisés au sein du CNIEL ont décidé, en un temps record, d’une enveloppe de 10 millions pour inciter les éleveurs laitiers à baisser la production du mois d’avril de 5%. Cette mesure dérogatoire au droit de la concurrence (article 222 de l’OCM) a reçu le feu vert de la Commission européenne le 22 avril. Si la volonté d’éviter une crise de surproduction en prônant une régulation du marché du lait est, par principe, louable à nos yeux, la mesure annoncée par le CNIEL amène des questionnements de trois ordres : n’est-il pas trop tôt pour prendre cette mesure alors que l’irrationalité a gagné les esprits des acteurs de marché et que les répercussions économiques et sociales de la crise du Covid-19 sont devant nous ? Pourquoi choisir une mesure interprofessionnelle à l’échelle française alors que des outils existent au niveau européen sur financement public pour une réponse coordonnée sur le marché européen (article 219 de l’OCM) ? Comment améliorer l’organisation de la filière pour, même en période de temps calme, disposer des leviers nécessaires à une maîtrise de la production laitière afin de mieux faire face à ce genre de situation et surtout permettre une juste répartition de la valeur et des risques ?
Pour faire face à la crise sanitaire du Covid-19, les mesures de confinement et en particulier la fermeture des écoles et restaurants ont impacté les modes de consommation alimentaire et donc les circuits de distribution. La fermeture de la restauration hors foyer semble avoir eu un impact particulièrement fort sur la consommation de fromages sous appellation contrôlée. De surcroît, cette déstabilisation de la filière intervient à une période où, avec la pousse de l’herbe, la production laitière bat son plein même si la désaisonnalisation de la production est travaillée de longue date, en France, pour approvisionner la transformation en continu. Dans ces conditions, les membres de la filière laitière – i.e. les syndicats de producteurs, les coopératives et les industriels privés – réunis au sein du Centre National Interprofessionnel de l’Economie Laitière (CNIEL), ont décidé d’une enveloppe de 10 millions d’euros pour encourager les éleveurs à réduire leur production pour le mois d’avril. Les producteurs volontaires recevront une aide équivalente à 320€/1000 litres s’ils baissent pour le mois d’avril, leur production jusqu’à 5%, avec toutefois une franchise de 2%.
Cette mesure n’est pas sans rappeler l’aide à la réduction volontaire de la production qui avait été introduite, avec succès, en 2016 lors de la crise de surproduction consécutive à la fin des quotas laitiers (pour une évaluation de la mesure). Par principe, ce type de mesures recueille plutôt notre assentiment dans la mesure où elles permettent d’accompagner un ajustement de l’offre qui ne peut se faire spontanément compte tenu de la place particulièrement importante des coûts fixes et irrécouvrables en agriculture, et en particulier en élevage. Pour autant, sur ce cas précis, cette mesure nous laisse dubitatifs.
La primauté de la sécurité alimentaire
Alors que le confinement est en vigueur depuis un peu plus d’un mois, l’incertitude est totale quant à l’évolution de la pandémie et ses conséquences économiques et sociales. Certes, les amortisseurs sociaux sont en place et, tournant le dos à la doctrine de l’austérité budgétaire, les cordons des bourses publiques nationales comme européennes semblent ouverts, laissant plutôt présager un redémarrage de l’économie dans les prochains mois. Mais voilà, nous sommes dans le brouillard, et rien ne garantit que le volontarisme affiché nous évite une crise économique majeure aux impacts sociaux néfastes. De plus, dans ces conditions la recherche de sécurité rime plus avec constitution de stocks qu’avec la logique de flux tendus, les ruées sur les rayons alimentaires à l’annonce du confinement et les carences en masques et autres matériels médicaux en attestent.
Ainsi, parce que, comme le disent les Anglais, on ne freine pas sur la glace, la volonté d’une baisse de production en pleine pandémie surprend. Evidemment, on ne peut que constater que les magasins sont bien achalandés et que jusqu’alors l’agriculture, l’agro-alimentaire et la distribution ont continué à bien fonctionner, ce qui n’avait rien d’évident. Mais, face à l’incertitude des prochaines semaines, il parait préférable de stocker ces excédents plutôt que les détruire ou ne pas les produire. La sécurité alimentaire doit primer à court terme sur toutes considérations économiques, d’autant plus que si le confinement modifie les habitudes, les bouches à nourrir sont toujours là.
La situation de l’industrie laitière aux Etats-Unis apporte un éclairage complémentaire. Là-bas, la fermeture des écoles et de la restauration hors foyer ainsi que de certains marchés à l’export causent des perturbations similaires. Parmi les annonces en faveur de l’agriculture et de l’alimentation du 17 avril, le Président Trump a annoncé une première enveloppe de 3 milliards de dollars (d’autres sont annoncées) pour accroitre les budgets de l’aide alimentaire en prévision de la hausse du nombre d’Américains passant sous le seuil de pauvreté. Ciblé sur l’achat de produits frais, de produits laitiers et de viande, ce budget constituera une demande additionnelle pour écouler les excédents laitiers à hauteur de 100 millions de dollars par mois. De plus, une enveloppe de 16 milliards de dollars a été annoncée pour soutenir directement les agriculteurs. Le détail de la répartition n’est pas encore connu mais le Farm Bureau (l’un des principaux syndicats agricoles américains) s’attend à ce que le programme WHIP-Milk Loss soit suffisamment doté cette année de façon à indemniser les éleveurs laitiers qui jettent actuellement leur lait. Il convient également de préciser que les quantités de lait jetées sont comptabilisés dans les différents programmes de péréquation (FMMO) et d’aides contracycliques (DMC). C’est donc l’Etat fédéral qui prend entièrement en charge les pertes dans les cas où les producteurs sont amenés à se débarrasser de leur lait.
Pour autant, si à court terme ces mesures permettent aux producteurs de faire face à une chute importante des prix déjà observées sur les marchés à terme, le débat sur la réduction de la production a été relancé par la puissante NMPF (National Milk Producers Federation) qui demande à l’Etat fédéral d’organiser une réduction de 10% de la production sur les 6 prochains mois. Par le passé, des programmes de réduction de la production sont intervenus à plusieurs reprises aux Etats-Unis, en particulier au début des années 1980. Ce type de mesures nécessite d’être bien calibré pour atteindre l’objectif escompté. De plus, il semble nécessaire d’attendre que les acteurs de marché aient retrouvé leurs esprits : la débâcle actuellement observée sur les marchés de produits laitiers montre en effet que la situation relève de l’exubérance irrationnelle et, dans ces conditions, il peut être vain d’user de la rationalité d’une mesure publique visant à rééquilibrer l’offre et la demande.
Le parallèle avec les Etats-Unis met en évidence l’hémiplégie de la PAC où la composante alimentaire a été réduite à peau de chagrin et pose la question suivante : ne serait-il pas plus opportun de donner des excédents français aux associations caritatives ? Et ce d’autant plus que ces dons en nature sont en grande partie défiscalisés.
De plus, si la mesure du CNIEL est volontaire et très ponctuelle (seulement sur un mois), que se passerait-il si d’autres pays emboitaient le pas sans coordination au niveau européen ? N’y a-t-il pas un risque d’une baisse trop importante de la production qui pourraient se traduire par une pénurie dans les prochains mois, au cœur de l’été, au moment du creux saisonnier ? Aussi parait-il plus opportun d’activer des aides publiques au stockage privé, le temps d’avoir une idée assez claire de la situation pour activer des mesures plus structurelles, coordonnées au niveau européen.
Une mesure de régulation qui autorise la formation d’un cartel
C’est en effet la seconde dimension de cette mesure très particulière demandée par le CNIEL : elle nécessite un feu vert des pouvoirs publics et, en ce cas, de la Commission européenne. Pourquoi ? Parce qu’elle s’appuie sur l’article 222 du règlement de gestion des crises de la PAC, et ce dernier autorise les acteurs de la filière à déroger pour 6 mois au droit de la concurrence pour s’entendre sur les volumes notamment. Car, le droit communautaire est clair, ce sont les Organisations de Producteurs (OP) et les Associations d’Organisation de Producteurs (AOP) ainsi que les Interprofessions gérant des fromages sous appellation d’origine contrôlée qui peuvent, en leur sein, ajuster la production aux perspectives de marché. C’est d’ailleurs ce que viennent de décider les acteurs de la filière du Comté avec une baisse de 8% de la production pour le 2ème trimestre 2020.
S’agissant des interprofessions nationales, comme le CNIEL, la décision de réduire collectivement la production s’apparente à une entente, prohibée par le droit de la concurrence. La mesure défendue par le CNIEL, même si elle n’impose pas la réduction mais offre aux producteurs la possibilité d’être dédommagés en cas de baisse de la production, nécessite donc le feu vert de la Commission européenne.
Pour mémoire, l’article 222 avait déjà été mobilisé en avril 2016, sans pour autant avoir d’effets : c’est l’aide à la réduction volontaire de la production sur la base de l’article 219, entérinée en juillet 2016, qui avait permis de réduire la production sur la base d’un budget débloqué par la Commission européenne.
A l’heure où nous écrivons cet article, la Commission européenne vient de donner son feu vert aux aides au stockage privé et à l’activation de l’article 222, ce qui permettra à la mesure du CNIEL de disposer d’un cadre légal.
Ce feu vert ouvre de nombreuses interrogations : va-t-on voir se multiplier des initiatives similaires dans d’autres Etats membres ? Le CNIEL va-t-il proposer d’autres mesures au-delà du mois d’avril ? Le cas échéant, comment la Commission va-t-elle coordonner les initiatives pour éviter les deux écueils prévisibles : celui du « pas-assez » et de l’inefficacité d’une part, celui du « trop » et de la surréaction de l’autre ?
Il est bien sûr trop tôt pour savoir si l’activation de l’article 222 va avoir un effet d’annonce sur l’irrationnalité qui sévit actuellement sur les marchés des produits laitiers. Chercher à redresser les prix en rééquilibrant l’offre et la demande peut être peine perdue si la crédibilité de la mesure n’est pas suffisante, l’économie étant avant tout une question de confiance et d’anticipation.
Va-t-on ainsi éviter que les cours du beurre et de la poudre n’arrivent à leurs minimums, c’est-à-dire au niveau du déclenchement automatique du stockage public ? Dans le cas inverse, vaudra-t-il en passer par une action plus forte, coordonnée à l’échelle européenne et sur budget public via l’article 219 comme en 2016 ? Toutes ces questions trouveront réponses dans les prochains mois, mais force est de constater qu’au regard de la politique laitière américaine, l’UE est plus que balbutiante dans la gestion des crises. Et au final, en recourir à l’article 222 et à un cartel pour gérer les volumes, n’est-il pas le symbole de la faillite du programme de dérégulation des outils de régulation de la PAC entamé au début des années 1990, programme promu par la croyance dans l’autorégulation des marchés et la supériorité de la libre concurrence ? Serait-ce une ironie de l’histoire ?
Une initiative qui éclaire des carences en termes d’organisation économique
Si l’initiative du CNIEL a été actée en un temps record, il semble pour autant qu’elle ne fasse pas l’unanimité au sein de la filière laitière française. On relève en particulier que les Organisations de Producteurs (OP) au travers de leur structure faitière, France OP Lait, ont manifesté leur mécontentement vis-à-vis d’une initiative à laquelle elles n’ont pas été associées. Aussi surprenant que cela puisse être les OP ne siègent pas au sein de l’interprofession. De plus, elles reprochent à la mesure du CNIEL de ne pas les impliquer et dénoncent que, depuis l’annonce de la mesure, de nombreux industriels en aient profité pour remettre en cause « des accords ou des contrats avec les OP en imposant unilatéralement et brutalement des réductions de prix ».
Rappelons en effet que la création des OP a été conçue comme le moyen de rééquilibrer les pouvoirs de marché en réponse à la fin des quotas laitiers. Or l’initiative du CNIEL les court-circuite directement alors même que les OP devraient être l’intermédiaire entre les éleveurs et les industriels pour pouvoir négocier, avec ces derniers, les contrats de livraison, c’est-à-dire à la fois les prix et les volumes. Ce n’est malheureusement pas le cas pour toutes les OP dont la plupart n’ont quasiment aucune prérogative sur les volumes, ce qui rend plus que délicat la négociation des prix avec, en face, des entreprises multinationales.
Ces comportements traduisent bien la situation de domination économique dont souffre des producteurs à qui l’on ne donne même pas le droit de définir collectivement les volumes à produire à un prix donné. Cet état de fait est d’autant plus préjudiciable qu’il empêche des négociations bilatérales entre OP et industriels dont on attendrait qu’elles permettent l’ajustement de l’offre et de la demande, y compris en période de crise. Dans la plupart des cas, on en reste en fait à une négociation sur les prix sans discussion sur les volumes, ces derniers étant définis sur la base d’antériorités entre chaque producteur individuellement et l’industriel. Ceci est d’autant plus surprenant que l’ajustement à une baisse de prix n’a rien d’automatique pour des producteurs ayant déjà réalisé leurs investissements et ayant donc davantage intérêt à produire plus pour écraser leurs coûts fixes qu’à réduire leur production.
Les relations économiques entre éleveurs et laiteries privées renvoient alors à l’image d’une économie où l’on va chercher du lait dans la campagne comme on va chercher du charbon à la mine : la stratégie consiste à aller prélever ce que bon vous semble, la notion de relations équilibrées avec des fournisseurs apparaissant bien étrangère aux industriels privés.
Il est urgent que les OP puissent détenir les prérogatives de la négociation des volumes avec les industriels et de leur répartition entre leurs membres au nom d’une meilleure coordination marchande. La prochaine PAC devrait permettre le financement des OP du secteur laitier à l’instar de la filière des fruits et légumes. Parmi leurs prérogatives doit figurer la mise en marché collective et la négociation des prix et des volumes. Ce financement public devra permettre d’améliorer la répartition de la valeur ajoutée au sein de la filière et d’assurer une meilleure coordination des flux pour davantage de réactivité et davantage de responsabilisation des acteurs. A défaut, les producteurs continueront d’être la variable d’ajustement à qui l’on impose sans ménagement, ce qui les pousse au découragement et met en péril l’avenir de l’ensemble de la filière.
Du côté des laiteries coopératives, la situation ne semble malheureusement pas meilleure, en tous cas pour les principales. Elles semblent en effet s’interdire de vouloir disposer des moyens d’ajuster la production de leur adhérents-coopérateurs à la réalité de leurs débouchés, et l’on peut dire qu’elles ont été plutôt expansionnistes depuis la fin des quotas. Sous couvert de la règle de l’apport total qui veut qu’une coopérative collecte toute la production de ses adhérents, elles se contentent de différencier les prix en fonction des volumes livrés par leurs producteurs mais sans aucun plafonnement : au-delà d’un volume individuel qui est censé correspondre à la production de produits à plus forte valeur ajoutée, les membres de coopératives ont la possibilité de produire plus mais à un prix qui doit correspondre à la valorisation des produits laitiers industriels sur les marchés internationaux.
La mesure proposée par le CNIEL est donc le moyen pour certaines coopératives d’agir sur les volumes alors qu’en l’état, les relations entre adhérents et coopératives ne traitent pas des volumes ! Cette situation n’était pas tenable et la crise du Covid-19 agit comme un révélateur. Les coopératives doivent être pro-actives dans la gestion des volumes et ne peuvent plus s’en remettre aux prix internationaux de la poudre et du beurre pour que s’ajustent la production de leurs adhérents, sachant d’autant plus que cet ajustement par les prix ne fonctionne pas. Il serait en effet assez surprenant qu’il faille en attendre de la création d’OP au sein des coopératives pour qu’une meilleure coordination sur les volumes ne puisse advenir (voir notre analyse plus détaillée des enjeux d’organisation de la filière).
En conclusion, la mesure proposée par le CNIEL pose de nombreuses questions et met en évidence des marges de progrès dans la prévention et la gestion des crises au sein de la PAC, ne serait-ce qu’au regard de la politique laitière américaine. Mais, parce que la priorité doit aller à la sécurisation des approvisionnements des consommateurs, les surplus consécutifs au confinement devraient être prioritairement stockés voire distribués aux associations d’aide alimentaire, y compris moyennant indemnisations publiques. La mesure du CNIEL a indéniablement le mérite de la réactivité, mais sera-t-elle efficace en ne portant que sur un mois et surtout en restant à l’échelle nationale. Quand les acteurs des principaux marchés seront sortis de la phase irrationnelle actuelle où les repères de valeur n’existent plus, viendra vraisemblablement le temps d’une action coordonnée au niveau européen. Les pertes subies dans la période de crise pourront néanmoins être compensées, comme pour d’autres secteurs. Enfin, cette crise doit agir comme un révélateur des failles actuelles d’une filière où il n’y a pas suffisamment de coordination entre la production et la transformation, faute de négociations conjointe des volumes et des prix. Les OP sont là pour pallier à ce problème : au-delà de la gestion de la crise, les pouvoirs publics doivent accompagner le renforcement de leurs prérogatives pour améliorer le fonctionnement de la filière.
Frédéric Courleux, Directeur des études d’Agriculture Stratégies
Jacques Carles, Président d’Agriculture Stratégies