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L’adoption du cadre financier pluriannuel (CFP) le 21 juillet dernier a permis d’ouvrir une nouvelle vague de négociations en matière de PAC, qui doit désormais servir les objectifs du Green Deal et de la stratégie de la ferme à la fourchette. Les deux colégislateurs, le Parlement Européen et le Conseil des ministres, viennent de définir leurs visions de la future PAC. Prochaine étape : trouver un compromis entre les positions défendues par chacune des deux entités.
Mais d’ores et déjà quel que soit le compromis qui sortira du trilogue à venir on peut souligner que les objectifs de la PAC proposée par la Commission ne modifient pas la PAC actuelle autrement que par une réduction des moyens budgétaires, une renationalisation peu maîtrisée à travers les plans stratégiques nationaux et l’intégration d’une nouvelle forme de greenwashing : les eco-schemes.
Il devient pourtant urgent de servir les trois objectifs des traités initiaux de création de la PAC que sont : le soutien du revenu des agriculteurs, la stabilité des marchés et la sécurité alimentaire, ce à quoi la nouvelle PAC en discussion n’apporte pas de réponses claires. Et le Parlement ne dispose pas des moyens de pression suffisants pour redresser, sinon à la marge, le fruit des décisions des Etats qui ne sont en fait que le plus petit dénominateur commun de leurs ambitions.
Green Deal et stratégie de la Ferme à la Fourchette pour donner le ton des négociations
La PAC 2021-2027[1] doit s’approprier les enjeux définis au sein du Green Deal, détaillés au sein de la « Stratégie de la ferme à la fourchette », ou Farm to Fork, encore baptisée F2F. Les objectifs sont multiples et la prise en compte de l’environnement y est constante. Il s’agit de réduire l’empreinte environnementale, d’inclure les préoccupations de santé, et d’améliorer la robustesse et la résilience de nos systèmes alimentaires.
C’est au sein de ce document que la Commission a défini certaines grandes orientations stratégiques à horizon 2030, comme la réduction de l’utilisation des pesticides chimiques et les risques associés de 50%, ou la réduction d’engrais chimiques de 20%, ou encore d’atteindre 25% de surfaces en bio.
La stratégie F2F va s’appuyer sur des textes législatifs (directives, règlements) pour atteindre ses objectifs. La PAC est mise à contribution au travers de recommandations sur les outils à mobiliser (conditionnalité, MAEC, éco-régimes, conseil).
La PAC, un cadre de moins en moins commun fondé sur les plans stratégiques nationaux et des eco-schemes à géométrie variable
Une fois définies ces grandes lignes directrices, le premier étage des négociations est celui de la PAC proprement dite, à savoir l’architecture des dépenses qui sera commune aux 27, et les grandes règles transversales d’application et de gestion. Commune en partie, puisque d’ores et déjà, certaines dispositions obligatoires prévoient des cas particuliers de gestion ; les plans stratégiques nationaux (PSN) viendront ensuite décliner ce cadre au travers des actions prévues dans chaque Etat Membre. La subsidiarité prend donc une nouvelle dimension, et l’on peut désormais s’inquiéter de la cohérence finale qui subsistera de l’application de cette PAC au sein des 27.
La recherche du compromis implique en effet d’assouplir les règles en prévoyant nombre d’exceptions pour donner l’impression d’avoir arraché un accord commun. Cette voie nouvelle de construction de la PAC se situe clairement sur une tendance à la renationalisation, le point d’équilibre d’une politique européenne pouvant être franchi par certains Etats membres.
La principale nouveauté est l’invention des écoschemes qui s’ajoutent à l’éco-conditionnalité, elle-même renforcée : l’accès à l’ensemble des aides directes de la PAC nécessitera désormais en plus du respect des BCAE (bonnes conditions agro-environnementales) les critères introduits dans la précédente PAC au travers du verdissement. Il s’agirait de la rotation des cultures (en remplacement du critère de diversification), du maintien des prairies permanentes et de la mise en place d’infrastructures agroécologiques. Ces critères qui ne concernaient dans la précédente PAC que le paiement vert, conditionneront l’accès à l’ensemble des aides, entrainant la disparition du paiement vert. Les paiements pour services environnementaux viendront récompenser ceux qui vont au-delà de ces exigences de base.
Ces éco-régimes ou écoschemes, qui sont au cœur de la nouvelle PAC proposée par la Commission illustrent bien la difficulté qu’a désormais l’Union Européenne à donner les moyens de répondre aux ambitions qu’elle souhaite donner à son agriculture. Alors que l’adoption de la stratégie F2F n’a pas posé de problème majeur aux 27, la bataille a été ferme dès lors qu’il s’est agi de définir les moyens à y consacrer. Les éco-régimes sont le nouvel outil de la PAC pour faire plus vert. Il s’agit de rémunérer les agriculteurs pour services rendus à l’environnement, faisant écho au concept des paiements pour services environnementaux, que l’on voit émerger depuis quelques années. A la différence avec les MAEC, ces paiements sont conçus pour rémunérer les agriculteurs au-delà du surcoût qu’implique l’adoption de pratiques plus vertueuses.
Ainsi, si la France, l’Allemagne, l’Espagne, la Suède, les Pays-Bas et la Belgique, insistaient sur la nécessité de rendre obligatoires les éco-régimes pour limiter les distorsions de concurrence, d’autres pays (Grèce, Pologne, Hongrie…) étaient hostiles à l’idée, craignant que leurs agriculteurs ne puissent souscrire suffisamment à ce type de mesures. Qu’à cela ne tienne, le compromis final entre les 27 annonce fièrement 20% d’écoschemes, et permet aux Etats Membres de transférer tout de même une partie de ces fonds vers le second pilier s’ils ne sont pas consommés. Néanmoins, suite à la demande insistante de l’Autriche, les États membres consacrant beaucoup de fonds à l’environnement à travers le second pilier pourront en faire un peu moins sur les eco-scheme. Et pour rassurer les États craignant de ne pas réussir à bien calibrer les eco-scheme les premières années, une souplesse a été décidée : en 2023 et 2024, si les 20 % réservés aux eco-scheme ne sont pas tous utilisés, le reliquat sera redistribué sur les aides directes, au lieu d’être perdu[2].
Les discussions ont tourné davantage autour du pourcentage à retenir que sur les mesures à mettre en œuvre. Ces éco-régimes pourront ainsi financer des actions bien diverses. On parle à la fois de rémunérer les infrastructures agroécologiques au-delà des seuils obligatoires, de financer la production de protéines, ou encore l’agriculture biologique. Ces actions seront définies au sein des PSN, à la discrétion des Etats-Membres.
Face à la proposition de la Commission, le Conseil des Ministres et le Parlement Européen ont décidé la semaine dernière les positions à défendre pour chacune de ces deux institutions ; le compromis restera à trouver lors des prochains trilogues pour pouvoir ensuite définir les PSN. Lors de la dernière PAC, cela avait nécessité 46 réunions pour trouver un accord… Le tableau suivant illustre les points de divergence sur lesquels un accord devra être trouvé, le Parlement ayant voté à large majorité (aux deux tiers environ) sa position. Outre le budget qui devra être finalement consacré aux éco-régimes, le Parlement souhaite revenir sur la façon d’évaluer la bonne utilisation des ressources budgétaires de la PAC. Alors qu’une évaluation sur résultats est souhaitée par la Commission et les Etats-Membres, le Parlement souhaite conserver l’approche actuelle sur les moyens mis en œuvre. L’évaluation sur résultats seraient en effet définis selon des indicateurs de performances propres à chaque Etats-Membres, ce qui risquerait de biaiser l’analyse.
Le deuxième étage des négociations se situera à l’échelle nationale. L’application du cadre commun de la PAC sera défini au sein de chaque Etat Membre via les PSN, qui devront respecter les lignes directrices de la PAC et être ensuite approuvés par la Commission Européenne. Si l’accord définitif entre Parlement Européen et Conseil des Ministres, avec arbitrages de la Commission Européenne, est trouvé en mars 2021, il restera un an et demi pour rédiger juridiquement la législation européenne et rédiger et faire valider les PSN… D’où la nécessité d’anticiper et de commencer à préparer les plans à l’aveugle pour chaque Etat Membre.
Le Parlement tente encore de limiter avec des marges de manœuvre réduites la baisse du budget global
Les eurodéputés Eric Andrieu, Jérémy Decerle, Anne Sander et Benoît Biteau ont tous regretté lors d’un webinaire organisé par Medagri le 15 octobre dernier que les discussions aient porté avant tout sur les budgets affectés aux actions, plutôt qu’à la définition d’objectifs partagés et aux moyens qu’il est nécessaire d’y apporter ensuite.
Comme le montre le schéma ci-dessous, les négociations en cours concernent à l’heure actuelle différents cadres liés entre eux.
Figure 1 : Calendrier 2020 : une fin d’année cruciale, source Chambres d’Agriculture
Le préalable incontournable à la validation de la prochaine PAC reste l’adoption du CFP 2021-2027, qui a fait l’objet d’un accord (qualifié d’historique !) entre les différents chefs d’Etats le 21 juillet 2020. La PAC se voit affectée d’un budget de 336,4 milliards dont 77,8 pour le Feader. Sur les 750 milliards provenant du Plan de relance, 7,5 milliards seront affectés à l’agriculture via le second pilier, ce qui permet d’enrayer la baisse du budget consacré au développement rural, estimée à 28% dans la proposition initiale de la Commission Européenne. Néanmoins, ce CFP doit encore être validé par le Parlement Européen. Un vote est ainsi prévu fin octobre, alors que le 23 juillet, le Parlement avait clairement annoncé dans une résolution son intention de mettre un véto devant un budget qui ne correspondait pas à ses attentes. En effet, alors que le Parlement exigeait 1 300 milliards, la Commission en a proposé 1100 en mai 2020 (contre 1 135 lors de sa première proposition en 2018), et le CFP adopté par les 27 n’en affiche que 1 074. Les budgets affectés à la santé, la recherche, la défense et le climat ont notamment été amputés pour parvenir à ce compromis. Suite aux trilogues de rentrée, le Parlement Européen n’a pourtant demandé au Conseil des Ministres qu’une rallonge de 39 milliards d’euros[3], rallonge qui n’a pour le moment pas été acceptée, les Etats Membre refusant d’apporter davantage d’argent frais. La proposition de la présidence allemande de puiser dans les ressources destinées à financer les imprévus pour répondre à cette demande a d’emblée été refusée par le Parlement.
Conclusion
Si certains s’enorgueillissent des avancées écologiques permises par cette nouvelle PAC alors que d’autres estiment qu’il ne s’agit que d’une couche de greenwashing supplémentaire, il n’est pas certain que ce soit sur l’aspect environnemental que la PAC doive être évaluée. Rappelons-le, l’environnement n’est pas la raison d’être de la PAC. S’il est nécessaire que l’environnement en tant que bien public soit préservé lors de l’activité de production de denrées agricoles, et qu’à ce titre, il soit justifié de consacrer de l’argent public à sa protection, n’oublions pas que pour que l’agriculture puisse continuer à fournir ces biens publics, il faut assurer sa pérennité.
Rappelons les objectifs fondateurs de la PAC, qui semblent aujourd’hui trop souvent oubliés :
- Accroître la productivité de l’agriculture, par le progrès technique et l’emploi optimal des facteurs de production
- Assurer ainsi un niveau de vie équitable aux populations agricoles par un relèvement du revenu des agriculteurs
- Stabiliser les marchés
- Garantir la sécurité des approvisionnements
- Assurer des prix raisonnables aux consommateurs
Si le premier et le dernier objectif ont sans nul doute été atteints, les trois objectifs intermédiaires qui concernent le revenu des agriculteurs et la sécurité alimentaire sont loin de l’avoir été. Et on butte là sur la grande fragilité de la PAC actuelle et encore plus future, car comme nous l’avons démontré, on ne peut demander au monde agricole de poursuivre des efforts significatifs en faveur de l’environnement lorsque leur revenu est soumis à une forte variabilité. Sans outil de régulation efficace, l’incertitude pèse sur les choix de production et les investissements non productifs.
La seule tentative qui vise à limiter les trop fortes baisses de prix émane du Parlement Européen via l’adoption à une très large majorité du rapport OCM d’Eric Andrieu (membre du Comité d’orientation stratégique d’Agricultures Stratégies). Ce règlement permettra d’alerter en cas de perturbation des marchés pour pouvoir enfin mobiliser la réserve de gestion de crises, dont le budget a été renforcé. Cet outil prévoit également d’interdire l’importation de produits alimentaires ne respectant pas les normes sociales et environnementales européennes. On ne peut que saluer l’amorce d’un retour du rôle régulateur sectoriel de l’Union Européenne, et espérer que cette proposition persiste au-delà des trilogues.
Car il faudra que ce premier pas soit suivi de bien d’autres, pour répondre à la montée en puissance d’un objectif stratégique permanent, mais qui avait été relégué dans les archives de l’histoire économique : l’exigence de sécurité alimentaire dans un monde de plus en plus chaotique. Sans capacité à maintenir suffisamment de valeur ajoutée dans les fermes et sans soutiens spécifiques conséquents, les agriculteurs sont dans l’incapacité de prendre les risques du changement de pratiques plus vertueuses pour l’environnement. Intégrer pleinement la logique du Green Deal dans la PAC amène à considérer que l’on ne peut pas poursuivre à la fois les trois objectifs politiques actuels, à savoir assurer la durabilité environnementale, déréguler les marchés et baisser les ressources budgétaires.
Cette PAC en devenir risque d’impacter la survie et d’handicaper le développement de l’agriculture européenne. C’est pourquoi nous estimons qu’il est urgent de procéder à une autre réforme de la PAC dans les prochaines années sur la base du projet que nous avons développé dans nos deux précédentes notes de référence stratégique (Le Green Deal européen : une opportunité pour réorienter la Politique Agricole Commune ; Pour une réforme du multilatéralisme : Un défi pour les institutions européennes et une solution pour la PAC) à quoi il convient d’ajouter une réflexion sur les objectifs et les mécanismes pour renforcer la sécurité alimentaire de notre continent.
Alessandra Kirsch, Directrice des études d’Agriculture Stratégies
Jacques Carles, Président d’Agriculture Stratégies
Le 27 octobre 2020
[1] Qui ne s’appliquera qu’au 1er janvier 2023
[2] https://www.lafranceagricole.fr/actualites/gestion-et-droit/union-europeenne-les-ministres-de-lagriculture-trouvent-un-accord-sur-la-future-pac-1,15,3635572747.html
[3] https://www.europarl.europa.eu/news/fr/press-room/20201014IPR89323/39-milliards-d-euros-pour-renforcer-les-programmes-phares-de-l-ue