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Dans un entretien accordé à Référence Agro, Wolfgang Burtscher, directeur général de la DG agriculture et développement rural de la Commission Européenne, a réagi sur les propos tenus dans notre article : Réussir le Green Deal ou rester le bon élève de l’OMC : la PAC à l’heure des choix.
M. Burtscher est notamment revenu sur la position de la Commission en ce qui concerne la gestion des marchés et des crises, confirmant une vision très éloignée de celle que nous avons proposée dans notre note de référence stratégique, le Green Deal européen : une opportunité pour réorienter la Politique Agricole Commune. Selon lui, la balance commerciale des produits agricoles et agroalimentaires européenne serait une preuve de l’efficacité des politiques agricoles mises en œuvre. Alors que le poids des produits primaires dans celle-ci ne cesse de décroître…
Une balance commerciale agroalimentaire excédentaire, qui cache un déficit des produits agricoles bruts
Il indique ainsi que la Commission estime que les instruments de régulation des marchés ne permettent pas de stabiliser les revenus, et que les paiements directs et l’outil de stabilisation des revenus prévu dans la PAC sont des mesures plus efficaces pour y parvenir. Est-il utile de rappeler que l’un des objectifs fondateurs de la PAC était de permettre aux agriculteurs d’accéder à un revenu décent et stable et que l’outil qui avait parfaitement fonctionné à l’époque pour atteindre cet objectif était le système des prix garantis ? Est-il utile de préciser de l’instrument de stabilisation des revenus (ISR) est si efficace qu’aucun Etat Membre ne l’a mis en place ?
La réponse du directeur général de la DG Agri de la Commission nous a paru évasive sur des enjeux pourtant cruciaux. Lorsqu’il est interrogé sur la stratégie commerciale de l’UE, vis-à-vis de l’agriculture, M. Burtscher renvoie aux chiffres de l’agroalimentaire européen, qui affichent une balance commerciale positive, argumentant que « cette balance commerciale positive reflète que les réformes en faveur d’une ouverture vers le marché mondial ont considérablement augmenté la qualité et la compétitivité du secteur ».
La réussite de la politique agricole doit-elle donc se traduire par les résultats du secteur agroalimentaire ? De notre point de vue, d’autres éléments comme le revenu des agriculteurs, le renouvellement des générations agricoles, l’enrayement du déclin du nombre d’agriculteurs sont des indicateurs plus pertinents. Néanmoins, si aux yeux de la Commission la balance commerciale est un indicateur clé, il nous paraitrait judicieux de regarder celle des produits végétaux et des produits animaux, plutôt que la globalité des produits. En effet, alors que l’Union Européenne annonce fièrement une balance commerciale record de 39 milliards d’excédents de produits agricoles et agroalimentaires pour 2019, il faut rappeler que 54% des exports de l’Union Européenne sont dans la catégorie « foodstuff », soit les boissons et produits transformés (qui peuvent avoir pour matière première des produits non communautaires) et non directement issus de la production agricole[1]. L’excédent commercial de ce secteur représente à lui seul environ 50 milliards ; la balance cumulée des productions végétales et animales est donc négative…
En effet, si pour le secteur animal, la balance commerciale reste excédentaire (avec un excédent record en 2019 de 10 milliards d’euros), pour le secteur de la production végétale, le constat est sans appel : la balance est déficitaire de façon chronique depuis 20 ans, et le déficit s’est accru ces dernières années, à hauteur de -20 milliards d’euros.
On peut souligner que le poids des secteurs primaires les plus soutenus par la PAC est minime au sein des échanges extra-européens. Alors qu’il s’exporte pour près de 100 milliards de produits agroalimentaires en 2019, les exports de céréales n’atteignent que 8 milliards, contre 15 pour les produits animaux et 16 pour la viande.
Les produits transformés, leaders des échanges
Si la part relative de ces trois productions au sein des imports et des exports du total des produits agroalimentaires est restée stable, l’UE s’est mise à exporter davantage de produits à plus forte valeur ajoutée. La valeur des exports du secteur agricole et agroalimentaire a doublé depuis 2010, menée par le succès des produits transformés.
Dès lors, le désintérêt de la Commission pour les mesures de protection des marchés des produits agricoles apparait plus clair. Pourquoi en effet prendre le risque de fâcher nos partenaires commerciaux pour des produits qui ne permettent plus suffisamment de tirer la balance commerciale vers le haut ?
Considérons notamment nos échanges avec les Etats-Unis, qui représentent 16% des exports agroalimentaires de l’UE, et 10% de ses importations. Le graphique ci-dessous représente l’évolution de la composition de nos échanges outre-Atlantique. La partie exports sur le dessus de graphique est majoritairement composée de produits bleus (boissons et préparations alimentaires, et la part des produits transformés (vert pâle) augmente fortement depuis 2013. En revanche, la partie inférieure, qui représente nos importations, est majoritairement verte, ce qui représente la part des produits agricoles primaires, végétaux et animaux[2]. Nous restons particulièrement dépendants des Etats-Unis pour les importations de soja : celles-ci représentent 4% en 2018 des importations totales de produits agroalimentaires de l’UE (toutes catégories confondues) et proviennent à 50% des Etats-Unis.
Quel contenu en importation des exportations ?
Le détail de cette balance commerciale cache encore des zones d’ombre. En effet, Eurostat ne publie pas d’informations sur la part des produits importés au sein des matières premières des produits transformés. Une des rares données existantes sur le sujet est fournie par l’OCDE, et est basée sur la valeur ajoutée. En ce qui concerne les produits agroalimentaires, l’essentiel de la valeur ajoutée provenant de la transformation, elle n’amène que peu d’information sur le sujet. Il existe d’ailleurs d’importants débats sur l’étiquetage de ces produits transformés : la norme en UE est d’indiquer la provenance géographique du ou des ingrédients primaires si celle-ci diffère de la provenance du produit. Mais par ingrédient primaire, l’Europe ne considère que les ingrédients présents à plus de 50% dans la composition du produit final ou les ingrédients « habituellement associés à la dénomination de la denrée par les consommateurs ». Certains produits n’ont donc aucun ingrédient primaire[3].
Ainsi, il est possible que cet excédent commercial agroalimentaire soit fortement dépendant de nos importations, questionnant encore davantage notre souveraineté alimentaire. Loin de la vision pourtant bien ancrée de sa vocation agro exportatrice, l’UE est déficitaire en produits agricoles bruts, comme la France[4]. Avant de nourrir le monde, il faudra déjà qu’elle reste en capacité de se nourrir elle-même… Et ce d’autant plus que la transformation, au contraire de la production primaire, a la possibilité de se délocaliser.
Alessandra Kirsch, directrice des Etudes d’Agriculture Stratégies
Le 16 novembre 2020
[1] https://ec.europa.eu/eurostat/statistics-explained/index.php/Extra-EU_trade_in_agricultural_goods#Agricultural_products:_3_main_groups
[2] https://ec.europa.eu/info/sites/info/files/food-farming-fisheries/news/documents/agri-food-trade-2018_en.pdf voir page 25 pour le détail des catégories
[3] La France est leader sur cette question. Une expérimentation mise en œuvre depuis 2016 impose en France l’étiquetage la mention obligatoire de l’origine de la viande lorsque la part de viande est égale ou supérieure à 8% du poids de la denrée. La mention de l’origine du lait est obligatoire lorsque la part de lait est égale ou supérieure à 50% de la denrée.
[4] Voir le rapport Duplomb et les travaux de Vincent Chatellier sur la balance commerciale agricole française