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Dans notre article publié par le Monde le 20 juillet dernier, nous alertions sur la très forte augmentation des besoins en aide alimentaire pour répondre à une croissance rapide de la pauvreté suite à la crise de la Covid 19. Mais le financement européen et les compléments nationaux sont dramatiquement insuffisants car rappelons-le, le budget d’aide alimentaire est 150 fois plus important aux Etats-Unis qu’en Europe. Un article récent de Christiane Lambert présidente de la FNSEA plaide à son tour pour un pacte alimentaire tout en semblant se satisfaire d’une augmentation cosmétique des crédits dévolus à l’aide alimentaire. L’enjeu est beaucoup plus vaste et Agriculture Stratégies demande qu’une priorité stratégique soit reconnue au plan européen, dans la ligne de la politique américaine, qui est sans conteste sur ce sujet beaucoup moins timorée que celle de l’Europe.
L’aide alimentaire en Europe, c’est pour la période 2014-2020, un budget de 3,8 milliards d’euros pour sept ans et pour l’ensemble de l’Union européenne, fourni par le Fonds européen d’aide aux plus démunis (FEAD), complété par un cofinancement national minimal de 15%. Ce programme, dramatiquement insuffisant, ne permet de venir en aide qu’à 13 millions de personnes, alors que 110 millions d’européens étaient en situation de pauvreté et d’exclusion sociale en 2018.
En comparaison, l’aide alimentaire aux Etats Unis concerne 35,7 millions d’Américains et est dotée d’un budget annuel de 100 milliards de dollars, qui dépassera les 110 milliards cette année, en raison des budgets exceptionnels débloqués suite à la crise Covid.
Le 3 novembre dernier, le gouvernement français a fièrement annoncé une hausse de la dotation européenne à la France de 48%. Comme toujours, tout est dans la présentation des chiffres : l’écart entre les 869 millions prévus pour la France sur la période 2021-2027 et les 583 millions de la période précédente provient surtout des 132 millions issus du plan de relance et du reliquat de la période précédente (90 millions). La programmation issue du cadre financier pluriannuel reste, elle, proche du budget précédent, à hauteur de 647 millions. Le FEAD représente un tiers environ de l’aide alimentaire en France. Il est complété par un cofinancement national et par les dons.
Et les associations caritatives ne peuvent que pousser un ouf de soulagement, puisque ces fonds, déjà insuffisants, étaient menacés d’une réduction avant l’arrivée de la Covid 19, alors que les bénéficiaires de l’aide alimentaire en France sont passés en un an de 5,5 à 8 millions. En effet, l’incorporation du FEAD au sein du Fonds social européen + (FSE+) prévue dans la proposition de la Commission européenne ne prévoit qu’un minimum de 2% du FSE consacré à l’aide alimentaire. Soit environ 2 milliards d’euros pour la période 2021-2027, contre 3,8 milliards pour la période 2014-2020. La possibilité d’augmenter ce pourcentage dans la répartition de l’utilisation du FSE+ reste à la discrétion des Etats-Membres, ce qui revient à augmenter les inégalités sociales intra européennes.
Dans notre article publié par Le Monde en juillet, nous pointions la nécessité de lier à nouveau l’agriculture et l’aide alimentaire, via des projets visant à orienter la production locale vers l’aide alimentaire, idée récemment reprise dans la tribune de Christiane Lambert mais sur des bases très limitées par rapport aux besoins. Rappelons que jusqu’en 2011, les matières premières issues des stocks d’intervention de la PAC (céréales, riz, sucre, poudre de lait, beurre) étaient échangées par les États membres contre des denrées alimentaires (matières premières ou produits transformés) grâce à des appels d’offres auprès d’industriels. Les produits ainsi échangés étaient ensuite redistribués aux associations caritatives. La disparition progressive des stocks a impliqué une modification du système : au lieu d’échanger des matières premières issues des stocks contre des denrées alimentaires, les Etats-Membres ont dû les acheter pour pouvoir les fournir à leurs associations caritatives. Cette modification des pratiques a sonné la fin de la connexion entre PAC et aide alimentaire et a dissocié les budgets et leur gestion, au contraire des Etats Unis, où l’aide alimentaire est incluse dans le Farm Bill.
Alors que les Etats-Unis, dans leur pragmatisme habituel, ont largement mobilisé les invendus issus de la production agricoles générés par les perturbations du système de la restauration hors domicile, en créant un système de distribution via l’aide alimentaire, en plus des systèmes déjà existants, sur ce sujet l’Europe et la France sont encore très largement en retrait. Dans la version actuelle du document de travail français d’utilisation des fonds du FSE+[1], les initiatives locales d’approvisionnement alimentaire (hors marchés centralisés) seront exclusivement réservées aux régions ultrapériphériques. A l’inverse, la mesure 12 du plan de relance, dotée de 30 millions d’euros, visant au développement des circuits courts, prévoit dans les dépenses éligibles du plan local la création d’épiceries sociales et solidaires fixes et/ou itinérantes (camionnettes) s’approvisionnant et la distribution de paniers d’alimentation aux personnes isolées ou modestes.
Malgré une prise de conscience très timide du principal syndicat agricole, mise en scène sous l’intitulé d’un pacte alimentaire, l’Europe et plus particulièrement la France restent figées sur un modèle totalement inadapté par rapport aux exigences d’une véritable lutte contre la pauvreté et la sous-alimentation qui s’étend à une vitesse inquiétante avec la crise de la Covid 19.
Agriculture Stratégies dans son action indépendante s’attachera à fédérer tous ceux qui pourront permettre de dépasser l’exiguïté des politiques alimentaires actuelles afin de créer un mouvement de solidarité issu du monde agricole et à destination de l’ensemble d’une société profondément traumatisée.
Jacques Carles, Président d’Agriculture Stratégies
Le 23 décembre 2020
[1] http://www.fse.gouv.fr/sites/default/files/version_2_du_11_aout_2020__0.pdf