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Intensifier l’agriculture pour réduire les émissions de GES, une redéfinition de la « durabilité »

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Dans leur obsession (légitime) de réduction des émissions de GES, différentes instances (Banque Mondiale, OCDE, FAO) prônent désormais une intensification des productions agricoles, afin de limiter la déforestation. Au détriment de tout bon sens agronomique.

L’intensification pour « améliorer » la durabilité de l’agriculture

Le postulat est systématiquement le même : il faudra nourrir une population toujours plus nombreuse à partir d’un nombre d’hectares limités, et il vaut mieux augmenter les rendements et la productivité que défricher. De façon inquiétante, le monde scientifique semble adopter cette théorie. La revue Nature, une des plus réputées dans le domaine, a publié deux études récentes (2018[1] et 2019[2]) qui utilisent des modèles pour démontrer que l’intensification de l’utilisation des terres permet d’améliorer la productivité et donc l’efficacité de l’agriculture, et de réduire les émissions de gaz à effet de serre (GES). Ces deux études en arrivent ainsi à indiquer que l’agriculture biologique a des effets plus néfastes pour le climat que l’agriculture conventionnelle. Du fait de rendements plus faibles, elle nécessite en effet plus de surfaces pour produire les mêmes quantités d’aliments.

Cette théorie est reprise avec enthousiasme par les instances mondiales. On peut lire ainsi dans le rapport de l’OCDE et de la FAO sur les perspectives agricoles 2019-2020[3]  des aberrations du type : « Environ 85% de la croissance de la production agricole mondiale au cours des dix prochaines années est imputable à l’amélioration des rendements, grâce à une utilisation plus intensive des intrants, à des investissements dans les technologies de production (…), améliorant ainsi la durabilité de l’agriculture». Ou encore dans un rapport de la Banque mondiale publié en juillet 2020 : « L’agriculture génère environ 25 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre (GES). Sans atténuation, les émissions agricoles actuelles – environ 12 milliards de tonnes par an d’équivalent dioxyde de carbone (eq. CO2) – devraient passer à 15 milliards de tonnes par an d’ici 2050. (…) Le levier d’atténuation le plus prometteur se situe dans l’efficacité avec laquelle l’agriculture utilise les ressources naturelles et les intrants chimiques. Une façon d’y parvenir serait de produire davantage de nourriture par hectare, par animal et par kilogramme d’engrais et autres produits chimiques. »[4]

 

Intensification versus réduction de la production

Au sein du débat sur la réduction des émissions de GES, deux visions opposées s’affrontent, entre réduction de la production et intensification, comme l’illustre un débat reproduit sur le site du ministère de l’agriculture.

Le premier scénario évoqué, celui de la prospective Afterres 2050, estime un potentiel de réduction des émissions d’environ 50 %. « Mais pour atteindre ce niveau, une révision considérable de notre modèle agricole est nécessaire. Cela implique le quasi-abandon de la vocation exportatrice de l’agriculture française, une forte modification des régimes alimentaires des Français s’appuyant sur la réduction de la consommation des produits carnés, et enfin un nouvel équilibre entre cultures à vocation alimentaire et celles à vocation énergétique ».

Le second scénario, défendu dans ce débat par Alexandre Meybeck, conseiller principal pour l’agriculture, l’environnement et le changement climatique auprès du sous-directeur général de l’agriculture et de la protection du consommateur à la FAO, est là encore d’augmenter les rendements par unité de production pour éviter d’avoir à défricher de nouvelles terres. Le spectre de la déforestation et l’habituel argumentaire sur les futures bouches à nourrir sont ressortis, alors même que l’augmentation de la production est déjà de façon tendancielle supérieure à celle de la consommation mondiale. Ses propos sont édifiants : « Au niveau mondial, la production va augmenter, pour répondre à une augmentation de la demande de l’ordre de 60 % d’ici 2050. Dans cette perspective, les fertilisants sont une source d’émission importante. Pourtant, il vaut mieux utiliser un peu plus de fertilisants, que déforester pour augmenter la production. Il vaut mieux, d’un point de vue climatique, utiliser les terres qui sont déjà défrichées, que défricher des terres nouvelles ; intensifier de manière durable, qu’extensifier ».

Et si, sous couvert d’une réduction de l’empreinte carbone, cette obsession de « l’intensification durable » servait en réalité les intérêts commerciaux liés aux échanges internationaux ? Entre ces deux visions extrêmes, figurent pourtant des solutions intermédiaires. Mais il faut garder en tête que les pays les plus à même de continuer à intensifier la production restent les pays agro-exportateurs, déjà tributaires du commerce mondial pour écouler leur production à prix de dumping. Les pays émergents, chez qui les réserves de gains de productivité sont pourtant les plus importantes, ne pourront pas combattre la compétitivité des systèmes développés et subventionnés.

 

Réorienter les aides pour protéger le climat…le rapport schizophrène de la Banque Mondiale

Ce nouveau paradigme est par ailleurs fort commode pour les partisans du libéralisme, puisqu’il pourrait au passage permettre d’argumenter dans le sens du découplage des aides.

Ce rapport de la Banque Mondiale indique donc que le découplage permet d’éviter d’encourager une production jugée « inefficace ». Les aides couplées aux intrants sont décriées pour leurs impacts environnementaux… Ce qui n’empêche absolument pas les auteurs de recommander ensuite une utilisation « efficace » des intrants et une augmentation du rendement, qui permettrait d’augmenter le revenu des agriculteurs. Les auteurs listent ainsi sans complexes les recommandations suivantes :

  • Produire davantage de nourriture par hectare, par animal et par kilogramme d’engrais et autres produits chimiques
  • Utiliser des systèmes de paiements gouvernementaux « progressifs » qui récompensent les agriculteurs pour leurs performances de plus en plus élevées
  • Soutenir, pour les pays à forte consommation d’engrais uniquement, une utilisation plus efficace des intrants, sinon adopter une approche plus équilibrée pour stimuler la fertilisation.

Ce rapport s’appuie notamment sur l’exemple de la Nouvelle Zélande, qui a augmenté très fortement sa productivité suite à des coupes massives dans le soutien des producteurs et l’instauration des aides découplées. Dans ce rapport, la Nouvelle Zélande est jugée comme un modèle à suivre : « New Zealand illustrates the potential gains resulting from the removal of agricultural market distortions. (…): In the long run, these changes led New Zealand agriculture to thrive and become dramatically more efficient. (…) New Zealand provides an excellent example of the potential gains from a severe reduction of market-distorting supports ». Et pourtant… Le secteur agricole y est cependant directement responsable de certains des problèmes environnementaux les plus critiques auxquels le pays est confronté : l’érosion et la déforestation, la pollution des cours d’eaux et les émissions de gaz à effet de serre (47 % des émissions du pays proviennent de l’élevage[5]). Un rapport de l’OCDE de 2011 précise même que sur la période 1990-92 à 2002-04, « la teneur en azote (mesurée en tonnes) du fumier organique, dont 95 % sont déposés sur les pâturages, a augmenté de presque 25 % (…) et l’utilisation des engrais minéraux azotés a augmenté de plus de 420 % (…) en particulier pour augmenter la production herbagère. (…) Dans certaines parties de quelques zones d’agriculture intensive, comme Canterbury et Waikato, les eaux souterraines affichent des taux de nitrates supérieurs au niveau maximal admissible fixé pour l’eau de boisson. S’ajoute le problème de la pollution microbienne localisée des masses d’eau imputable à l’élevage (coliformes fécaux et campylobactéries, par exemple), d’où des cas d’infection humaine plus nombreux que ceux enregistrés dans les autres pays de l’OCDE». La Nouvelle-Zélande, un modèle à suivre donc…

Prôner l’intensification pour réduire les émissions de GES via l’augmentation du recours aux engrais est d’autant plus une aberration que la production de protoxyde d’azote, le N02, un gaz au pouvoir réchauffant 300 fois supérieur à celui du CO2, provient à 72% de la fertilisation en agriculture. A l’heure actuelle, le N2O représente à lui seul 42,6% des émissions de GES de l’agriculture européenne.

Figure 1: Source INRAE, webinaire du 14 décembre 2020, « Quelle politique agricole commune demain »

Tenter de réduire les émissions de GES via la réduction de l’empreinte carbone en augmentant de fait la production d’un gaz aux effets plus dommageables ne peut que paraitre irrationnel. Et pourtant….

 

La taxe carbone, une aubaine politique et économique

Focaliser sur le carbone pour diminuer nos émissions de GES est tentant car, au-delà de l’enjeu climatique, l’efficacité des politiques mises en place pourra n’être jugée qu’à travers un seul indicateur. Une analyse portant sur un seul facteur est toujours beaucoup plus simple à appréhender.

D’autre part, elle permet la création d’un nouveau marché, où l’on va rémunérer ou taxer des entreprises non plus pour la fourniture d’un bien consommable, mais pour la façon de produire ce bien. Ce paradigme permet ainsi d’appliquer un principe « pollueur-payeur » facilement compréhensible et acceptable par l’ensemble de la société, malgré le fait de rémunérer quelque chose d’intangible.

Pour autant, qui paiera la note ? Est-ce que nos partenaires commerciaux accepteront de payer davantage pour un produit dont les caractéristiques propres n’auront pas changé ? Ou d’être moins rétribués pour un bien qui sera le même que les années précédentes parce que nous aurons estimé que la façon de le produire n’est plus adaptée ?

Et qui en touchera les fruits ? Alors que les filières commencent à réfléchir et s’organiser pour évaluer la séquestration de carbone permises par certaines pratiques, que les agriculteurs s’enthousiasment à l’idée d’être rémunérés pour ces services environnementaux, que des entreprises sont crées dans le but de capter cette nouvelle valeur ajoutée[6], l’UE compte bien profiter de cette nouvelle ressource propre pour alimenter le budget.

Et quelle forme prendra cette incitation ? Droits de douane augmentés, achat et revente de quotas d’émissions, taxe carbone sur la consommation des biens ? Si des précisions devraient intervenir début 2021, la façon dont sera concrètement mis en place cet engagement fort du Green Deal n’est pas encore clairement définie[7].

 


Réorienter les politiques en faveur de l’agriculture en ne prenant en compte que les émissions de gaz à effet de serre ne peut pas contribuer efficacement à la protection de l’environnement, comme nous l’avons vu avec l’exemple néo-zélandais. Alors que ces études se focalisent uniquement sur la réduction des émissions de GES, admettant tout à fait ne « pas prendre en compte l’influence de l’agriculture conventionnelle sur la biodiversité », l’agriculture doit être considérée de façon systémique. Chaque modification de pratique influe sur un équilibre fragile qui impacte les quatre compartiments de l’environnement, à savoir l’air, mais aussi l’eau, le sol, et la biodiversité. Par ailleurs, la nécessité d’augmenter la production (que ce soit par l’augmentation des rendements grâce à une « meilleure » utilisation des intrants ou par l’augmentation des surfaces cultivées) n’est pas avérée, compte tenu de la tendance à la surproduction mondiale observée ces 10 dernières années. Les réserves de productivité les plus importantes restent d’ailleurs localisées dans les régions les moins développées du monde, qui souffrent le plus de la faim.

Alessandra Kirsch, directrice des Etudes d’Agriculture Stratégies

Le 4 janvier 2021

[1] Searchinger TD and al. Assessing the efficiency of changes in land use for mitigating climate change,Nature, Dec 2018, 564(7753) :249-253

[2] Smith LG and al. The greenhouse gas impacts of converting food production in England and Wales to organic methods, Nature communications, Oct 2019, 10(1)4641

[3] Voir sur le sujet notre analyse disponible ici : https://www.agriculture-strategies.eu/2020/09/rapport-ocde-fao-sur-les-perspectives-agricoles-surproduction-au-service-du-commerce/

[4] Searchinger, Timothy D., Chris Malins, Patrice Dumas, David Baldock, Joe Glauber, Thomas Jayne, Jikun Huang, and Paswel Marenya. 2020. “ Revising Public Agricultural Support to Mitigate Climate Change« . Development Knowledge and Learning. World Bank, Washington, DC

[5] https://agriculture.gouv.fr/nouvelle-zelande

[6] https://www.ouest-france.fr/economie/agriculture/apres-le-miel-les-amandes-et-les-glaces-montebourg-se-lance-dans-le-bas-carbone-7039765

[7] https://www.taurillon.org/taxe-carbone-aux-frontieres-l-ue-marche-sur-des-oeufs

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