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Alors que toutes les filières se sont comme à l’accoutumée battues sur la répartition des enveloppes, les arbitrages du Ministre sont allés dans le sens d’un maintien des équilibres actuels, mobilisant les marges de manœuvre permises par les aides couplées pour atténuer les effets de la poursuite de la convergence. Cette réforme sans grande ambition se veut stabilisatrice et cherche avant toute chose à limiter les fortes variations d’aides, dans un contexte de baisse globale du budget de la PAC et à la suite d’évènements climatiques importants qui ont fortement pénalisé les revenus. Et pourtant, en dépit de grandes déclarations et d’initiatives nationales portant sur les négociations commerciales et l’assurance récolte, les faibles marges budgétaires que permettait la PAC en matière d’organisation des filières ne sont même pas exploitées. La préservation des intérêts individuels risque bien de se faire au détriment du collectif.
Des budgets sans cohérence avec les objectifs annoncés
Avec un budget globalement en baisse, la répartition de l’enveloppe allait forcément faire des déçus. L’adoption du compromis final le 17 décembre 2020 par le Parlement Européen, sous couvert d’une apparente stabilité en euros courants, amène finalement à une baisse prononcée du budget lorsqu’on tient compte de l’inflation. Ainsi, en euros constants 2018, le budget PAC 2021-2027 accuse une baisse de 12% (10% pour le 1er pilier, 19% pour le second pilier)[1] par rapport à la période précédente.
La France, qui bénéficie historiquement de paiements directs par hectares plus élevés que les autres Etats Membres, doit également subir une ponction supplémentaire sur le premier pilier pour permettre un rééquilibrage des aides au sein de l’Union. De 7,44 milliards d’euros en 2019, le budget du 1er pilier passe à 7,29 milliards annuels pour la programmation 2023-2027 avant transfert, en raison de l’application de cette convergence externe (harmonisation des montants distribués selon les Etats Membres qui implique une baisse de 2% du budget des aides directes en France en euros courants). Au travers des arbitrages présentés vendredi 21 mai, consciente de l’impact de toute variation des aides sur les revenus[2], la France semble avoir tout fait pour ménager la chèvre et le chou.
Côté second pilier, l’enveloppe française avant transfert reste proche des 1,4 milliards et sera complétée par un bonus issu du plan de relance européen de 256 millions en 2021 et 610 millions en 2022. Pour parvenir à maintenir[3] ce budget, la France puisera dans ses ressources propres 700 millions supplémentaires pour la nouvelle programmation (hors plan de relance) afin de compenser notamment la baisse de cofinancement de l’UE sur l’ICHN (qui passe de 75 à 65%, coûtant à l’Etat 108 millions par an supplémentaires). Ainsi, le budget de l’ICHN sera maintenu (à hauteur de 1,1 milliards d’euros), et les MAEC conservent une enveloppe de 250 M€ (elles bénéficient d’une hausse du co-financement).
Cela permet à la communication gouvernementale d’avancer fièrement que « le budget alloué aux aides de la PAC pendant cette période de transition a été revalorisé à hauteur de 9,8 milliards d’euros de crédits européens par an pour les années 2021 et 2022 » (incluant les fonds du plan de relance), et permet les années suivantes à la France de conserver un budget de 9,4 milliards annuels (dont 8,7 sont issus du financement PAC européen, hors plan de relance).
Mais les choix faits en matière d’utilisation de ce budget permettront-ils d’atteindre les ambitions gouvernementales en matière d’environnement et de renouvellement des générations ? En ce qui concerne la bio, l’enveloppe à la conversion est réhaussée (de 262 à 340 M€), mais il n’y a pas d’enveloppe prévue pour l’aide au maintien, au grand dam des associations environnementales. Celles-ci estiment que l’enveloppe prévue ne suffira pas pour atteindre l’objectif de doubler les surfaces en bio (actuellement la part des surfaces en bio est de 8,5% en France, l’objectif est de 18% en 2027), et craignent qu’en cas de nouvelle vague de conversion mal gérée les montants affectés aux producteurs diminuent à nouveau sans sommation. Pour mémoire, l’aide au maintien, qui faisait partie de la programmation 2014-2020, a été supprimée en 2018 en raison de la vague de conversion qui n’avait pas été anticipée et qui a sur-consommé les enveloppes en un temps record[4]. Les associations environnementales déplorent également que les exploitations en agriculture biologique soient rémunérées de la même façon que les exploitations certifiées HVE (haute valeur environnementale) via les écorégimes.
Par ailleurs, l’assurance récolte, qui fait l’objet d’un travail de rénovation à la suite du rapport du député Frédéric Descrozaille (membre du Comité d’orientation d’Agriculture Stratégies), ne semble pas avoir récolté les fruits de l’épisode de gel qui a généré des pertes catastrophiques, estimées à 2 milliards d’euros en ce début d’année. L’enveloppe qui lui est affectée reste tout aussi insuffisante que la précédente : 186 M€ annuels contre 150 précédemment ; elle ne permettra pas d’appliquer les recommandations du rapport, à savoir abaisser le seuil et le niveau de franchise à 20 % et augmenter la part subventionnée à 70 %, dont le coût était estimé à 300 M€.
Enfin, le renouvellement des générations, supposé être une priorité forte (rappelons que la moitié des agriculteurs seront en âge de prétendre à la retraite dans les 10 prochaines années) ne pourra pas non plus compter sur un budget à la hauteur de l’enjeu. Alors que le Parlement Européen souhaitait exiger un budget de minimum 4% du premier pilier pour soutenir l’installation, la France y consacrera… 1,5% des aides directes (au lieu de 1%) pour la surprime qui sera désormais allouée sous forme forfaitaire et non plus à l’hectare, et une augmentation de 33 millions annuels pour l’aide à l’installation. En considérant le montant moyen annuel de la dotation jeune agriculteurs (32 700€ en 2020), cela permettra de financer 1 000 installations annuelles supplémentaires, pour compenser…les 200 000 départs annoncés à horizon de 10 ans.
Les écorégimes, accélérateurs cachés de la convergence
Le ministre a fait le choix d’une étape supplémentaire mais limitée dans l’application de la convergence interne. Pour rappel, la convergence interne vise à harmoniser le montant des paiements découplés pour l’ensemble des agriculteurs vers une moyenne nationale. La réforme de 2013 avait amené les montants du paiement de base (DPB) à se rapprocher progressivement de la moyenne (environ 93€/ha), faisant 70% du chemin en 2019, tout en limitant les pertes à 30%. Cette nouvelle réforme passe le seuil de convergence à 85%, en conservant le mécanisme de limitation des pertes.
Ce choix de ne pas passer à une convergence totale à 100% permet de préserver les céréaliers, historiquement détenteurs d’aides découplées plus élevées, qui avaient été fort impactés par la réforme précédente.
Néanmoins, alors que les effets de la convergence s’appliquaient également au paiement vert, qui était versé de façon proportionnelle au DPB, et sur lequel donc se répercutait la hausse ou la baisse des aides découplées induite par cette harmonisation, ce ne sera pas le cas pour l’écorégime.
Dans la PAC actuelle, les paiements de base représentent 44% du premier pilier, et les paiements verts 30%, la convergence s’applique donc sur des aides qui représentent 74% du premier pilier. Dans cette nouvelle mouture, les paiements de base représentent 48%, et les écorégimes en représenteraient 25% (sous conditions d’arbitrage du trilogue en cours cette semaine). La convergence encore partielle s’appliquera donc aux 48% mobilisés par les DBP, tandis que les 25% affectés aux écorégimes seront affectés sur une base commune à tous, ce qui équivaut à une convergence à 100% sur cette partie des aides…
Figure 1 : Les évolutions induites par la réforme 2023-2027, source : ministère de l’Agriculture
Sur ce sujet, à l’image de la mise en œuvre du paiement vert lors de la précédente réforme, il semble que les futurs écorégimes soient également à la portée de la totalité des exploitations sans changement profond des pratiques. L’écorégime est prévu sur deux niveaux (« de base » ou « supérieur »), avec trois voies d’accès qui garantissent un système facilement accessible à tous d’après le Ministre : «79 % des grandes cultures auront accès au niveau standard ou supérieur, Parmi les autres, 13 % pourront y accéder en modifiant 5 % de leur assolement. »
Le choix de maintenir le paiement redistributif à 10% sur les 52 premiers hectares est également une forme de compromis : le budget affecté n’augmente pas, donc la valeur de la surprime (et de l’avantage donné aux petites exploitations) n’est pas revalorisée, mais le fait de ne pas augmenter le seuil de 52 hectares pour correspondre à l’accroissement de la SAU moyenne française pénalise les exploitations au-delà de ce seuil.
Ainsi, pour les exploitations en zones intermédiaires, pénalisées par des rendements faibles et des références historiques basses, qui ont tendance à s’agrandir pour compenser un déficit de productivité, le paiement redistributif est un handicap. Pour compenser ce point, le Ministre a annoncé la création d’une MAEC spécifique à ces zones, dotée de 30 millions d’euros.
Aides couplées : qui perd gagne
L’enveloppe de 15% du premier pilier accordée aux aides couplées étant fixe (le Parlement avait proposé de la réduire à 12%), le choix de d’augmenter l’enveloppe dédiée aux protéines (+1,5%) implique certaines concessions pour les autres filières (-1,6% pour les aides animales). Ainsi, la part du budget des aides couplées animales, qui représente 12,6 % des paiements directs actuellement, soit 849,4 M€ (dont 720 M€ pour les aides bovines pour 2022, après application de la baisse de 2% des aides directes liée à la convergence), va descendre à 11% à horizon 2027.
Officiellement, les perdants de cette nouvelle PAC sont les éleveurs de bovins viande, victimes de la réorientation des aides couplées au profit des éleveurs laitiers (qui bénéficieront d’un « transfert de quelques dizaines de millions d’euros à leur bénéfice » pour compenser les effets de la convergence interne), tandis que les ovins-caprins y tireraient mieux leur épingle du jeu. Ainsi, les aides bovines (lait et viande) sont fusionnées au sein d’une même enveloppe, et attribuées par UGB (elles seront différenciées entre lait et viande, sans que les montants soient encore précisés). Néanmoins, cette perte reste modérée pour les producteurs de viande : elle est estimée entre 3 et 4% et «ne prend pas en compte la convergence, qui va être favorable aux allaitants et aux ovins/caprins, et le fait qu’un euro sur deux destinés aux protéines végétales bénéficiera aux bovins », d’après Julien Denormandie.
Au contraire des anciennes aides couplées au bovin viande, cette aide ne sera pas conditionnée à la production d’un veau. Un vœux pieu pour désengorger le marché du broutard et « favoriser l’engraissement », puisque cette mesure ne s’accompagne d’aucune action pour structurer la filière. Les principes intéressants qui ont guidé l’action publique en vue d’un développement des protéines (voir infra) ne semblent malheureusement pas s’appliquer aux filières animales.
Les programmes opérationnels mis sur la touche Alors que les programmes opérationnels (PO) pouvaient mobiliser jusqu’à 3% de l’enveloppe accordée aux aides directes (en plus du maintien des PO historiques), et semblaient s’imposer pour soutenir l’action des organisations des producteurs, nécessaires à l’application de la loi Egalim dont la révision est imminente, on ne peut que constater avec regret que cette option a été écartée. Pour rappel (voir l’article détaillé de Karine Oswald Poulet sur ce sujet), les PO ne sont en effet pas des aides à la production distribuées individuellement, mais ils permettent un soutien financier à l’Organisation de Producteurs (OP) en vue de planifier, d’organiser, et de mieux valoriser la production. Alors que la nécessité de regroupement des producteurs au sein des OP pour leur permettre de peser davantage dans les négociations commerciales est martelée par les pouvoirs publics, on ne peut que déplorer ce choix d’avoir privé les filières animales de la possibilité de développer des PO et de mieux structurer les OP pour les 5 prochaines années, afin de préserver le montant des aides couplées individuelles. Ainsi, seule la filière protéines pourra élaborer des nouveaux PO, en plus des programmes existants qui conserveront leurs subventions. |
Les protéines, qui constituent l’une des pierres angulaires de la souveraineté alimentaire réclamée par le Président de la République, sont donc particulièrement favorisées par cette PAC, ainsi que par un ensemble de choix politiques. En effet, si la PAC est mise à contribution pour permettre via l’incitation à la production de poursuivre un objectif de doublement des surfaces (via un passage de 2 à 3,5% du premier pilier consacré à l’aide couplée aux protéagineux), les filières ne sont pas oubliées. Pour permettre une augmentation durable de la production de protéines françaises, il est en effet indispensable de créer des débouchés durables, via des marchés rémunérateurs et une industrie de transformation compétitive. La filière protéines pourra bénéficier d’une enveloppe au titre des programmes opérationnels (0,5% du 1er pilier, 33,7 millions d’annuels), qui s’ajoute aux aides couplées et aux soutiens mis en œuvre via le plan de relance (100 millions d’euros dirigés vers les investissements de l’aval, la structuration des filières, la recherche, la promotion de légumes secs pour la consommation humaine[5]…).
Stabilité réelle ou de façade ?
L’ensemble de ces compromis permet d’aboutir aux cartes présentées sur le document de communication, qui annoncent fièrement qu’au contraire de la réforme précédente, l’évolution des paiements directs sera très modérée : « Les variations de paiements directs et de l’ICHN pour chaque grande filière (OTEX) sont comprises entre 3 % et 4 %, quand les réformes précédentes entrainaient des variations pouvant atteindre voire dépasser les 30 %».
Figure 2 : Evolution des paiements directes et ICHN par département. Source : ministère de l’Agriculture
Mais dans le détail, ces cartes ne reflètent pas les variations par exploitation. Il s’agit de variations du « montant perçu par département », c’est-à-dire de la variation du montant global perçu par l’ensemble des exploitations du département, ce qui permet de lisser les écarts. Ainsi, si l’on prend l’exemple du département de la Marne, département où le montant historique des DPU était particulièrement élevé (350€ en moyenne en 2014), donc particulièrement impacté par la convergence initiée par la réforme précédente, on peut s’étonner de ne voir pas voir de variation de plus de 2% (alors que les estimations de la Chambre d’Agriculture de Normandie, basées sur des hypothèses proches des choix établis, tablent sur une perte sèche de 24€/ha dans ce département).
Alors qu’on reproche souvent à la PAC son caractère versatile, ses changements de règles et de montants de subventions accordés qui interviennent avant la fin de l’amortissement d’investissements lourds dont les plans de financements sont basés sur 15 ans, la stabilité voulue et assumée par ce PSN sera sans doute une forme de répit apprécié par bon nombre d’agriculteurs. Néanmoins, ces choix français laissent le sentiment d’une occasion manquée. Les marges de manœuvre permises par le cadre européen ont été utilisées avec parcimonie, et ne permettront pas d’anticiper et de faire face aux défis représentés par le renouvellement des générations, les aléas climatiques, et l’organisation collective pour une meilleure valorisation de la production. On ne peut qu’espérer que les choix intéressants faits sur les protéines, qui ont utilisé l’ensemble des leviers mobilisables, porteront leurs fruits, et pourront faire office d’exemple à suivre…pour la prochaine fois.
Enfin l’enveloppe budgétaire globale, malgré l’effet limité du plan de relance, continue de baisser fortement sur la période 2023-2027 ce qui place l‘Europe en profond décalage avec les politiques agricoles des autres grands pays producteurs et relativise considérablement les débats actuellement foisonnants mais peu convaincants sur la souveraineté / sécurité alimentaire. Il faut rappeler qu’il ne s’agit d’ailleurs pas d’un objectif explicite de l‘Union européenne et que l’on ne peut que déplorer l’absence de prise en compte de cette thématique éminemment politique dans le projet de PAC en cours de discussion (qui remonte à 2018 et n’a été ajusté qu’à la marge depuis).
C’est pourquoi la stabilité dans une continuité déclinante ne peut en rien être un sujet de satisfaction, même si elle évite à court terme les nouveaux traumatismes de changements trop radicaux.
Jacques Carles, Président d’Agriculture Stratégies
Alessandra Kirsch, Directrice des études d’Agriculture Stratégies
Le 28 mai 2021
[1] Tableau 1 : https://www.europarl.europa.eu/factsheets/fr/sheet/104/la-politique-agricole-commune-en-chiffres
[2] Voir notamment la dernière étude de l’INRAE : La sensibilité du revenu des exploitations agricoles françaises
à une réorientation des aides dans le cadre de la future PAC post-2023 par Vincent CHATELLIER, Cécile DETANG-DESSENDRE, Pierre DUPRAZ, Hervé GUYOMARD https://hal.inrae.fr/hal-03213474
[3] Rappelons qu’il s’agit d’un maintien en euros courants. Voir notamment https://www.agriculture-strategies.eu/2020/07/budget-europeen-le-budget-de-la-pac-se-fait-depasser-par-celui-de-la-politique-de-cohesion-un-renoncement-aux-ambitions-du-green-deal/
[4] https://www.senat.fr/rap/r19-277/r19-27711.html
[5] https://www.reussir.fr/grandes-cultures/un-nouveau-plan-proteines-qui-suscite-lespoir