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Alors que l’objectif est de passer à 25% de la SAU européenne en bio, la France, qui ne dispose que de 9,5% de sa SAU[1] sous ce mode de production, voit pourtant déjà arriver les conséquences de politiques non régulées axées sur l’augmentation de la production sans tenir compte des filières ni de la demande. La production de lait bio française a dépassé le milliard de litres produits en 2020, et la collecte devrait atteindre 1,35 milliards de litres en 2021, que le marché ne peut actuellement absorber, générant déclassement et baisse du prix du lait payé aux éleveurs, dans un contexte de flambée des prix de l’alimentation animale.
Une augmentation massive de la production
La stabilité des prix proposés pour le lait biologique et leur tendance à l’augmentation en font la première motivation à la conversion pour des agriculteurs conventionnels lassés du manque de visibilité sur le prix du lait standard. Les vagues de conversion récentes font ainsi suite aux crises du lait de 2009 et 2015. Mais les aides à la conversion et au maintien de la PAC 2015 ont également joué un rôle incitateur important[2]. La collecte de lait biologique a ainsi doublé en France entre 2015 et 2020.
Figure 1: Evolution de la collecte annuelle de lait biologique et comparaison du prix du lait standard et conventionnel, source Idele
La tendance reste à la hausse. La collecte a augmenté de 12% en 2020 par rapport à 2019, et la bonne pousse de l’herbe sur 2021 a engendré une nouvelle augmentation de la production : +8% au premier trimestre par rapport à l’année précédente. Et l’ascension des volumes va continuer : « 240 millions de litres supplémentaires vont affluer dans les dix-huit prochains mois, à la faveur des conversions. […] On devrait atteindre 1,35 milliard de litres collectés d’ici à la fin octobre, soit une hausse de 24 % par rapport à 2020 » d’après Damien Lacombe, président de Sodiaal.
Face à un ralentissement de la consommation
Mais la consommation ne suit plus. On la pensait pourtant inarrêtable : les achats bio des ménages ont doublé entre 2015 et 2020 pour atteindre 12,7 milliards (13,2 milliards en incluant la RHD), soit 6,5% de la dépense alimentaire de ménages (source agence bio). Les produits bio représentaient 6% des achats des ménages en produits laitiers en 2019[3].
Figure 2: Évolution des ventes des produits bio par circuit de distribution, source Agence Bio
Après une explosion liée au premier confinement, la progression des ventes de produits laitiers bio s’est ralentie en 2020 par rapport aux chiffres de 2019, et commence à reculer en 2021, plus fortement que le conventionnel : sur les 7 premiers mois de 2021, « c’est le cas en lait de consommation liquide (-9,7 % pour le bio, -6,4 % pour le conventionnel), en fromage frais (-16,1 % en bio, -3,3 % en conventionnel), en beurre (-5,8 % en bio, -4,8 % en conventionnel) en crème (-12,5 % en bio, -3,6 % en conventionnel) et en fromage (-6,6 % en bio, -2,8 % en conventionnel). Deux exceptions : les yaourts, où le bio limite mieux la casse que le conventionnel (-3,5 % contre –4,7 %) et les desserts frais (+7,7 % en bio, +0,2 % en conventionnel) »[4].
Ce déséquilibre entre offre et demande conduit actuellement Sodiaal à déclasser 10% de son lait bio (pendant 12 mois à compter du 1er aout), alimentant ainsi le circuit conventionnel non-OGM, et conduisant à une baisse de rémunération de 13€/1000l pour les producteurs bio. Biolait a elle annoncé déclasser 30% du lait bio collecté, et chez Lactalis, c’est 20%[5].
Perspectives
D’après l’Institut de l’élevage, le lait bio est principalement consommé par les ménages français, à la différence de la filière laitière standard, où 42% du lait est consommé par les ménages, 40% part à l’export, et 11,9% dans les industries agroalimentaires[6]. C’est donc une filière où la demande est régie par le consommateur, qui voit se multiplier une segmentation du marché : lait non-OGM, lait de pâturage, lait sous label, lait qui rémunère mieux les producteurs… Autant d’initiatives qui peuvent détourner les consommateurs des produits bio.
Certains placent leurs espoirs dans l’évolution de la règlementation pour l’approvisionnement de la restauration collective, qui impose 20% de produits bios dans les cantines. En 2019, la RHD ne représentait que 6% du débouché de la collecte de lait totale (de 24,2 milliards de litres, soit un potentiel de 1,45 milliards de litres). A supposer que 20% de ce potentiel soit ciblé sur des achats bio, il peut s’agir d’un débouché potentiel de 300 millions de litres. Bien que cela représente une capacité de développement important (en 2019, la RHF ne représentait qu’un débouché de 12 190 tonnes de produits laitiers bio[7]), ce débouché risque de ne pas suffire à assainir le marché, compte tenu des conversions en cours.
La France semble en effet marcher dans les traces de ses voisins européens qui ont augmenté trop vite leur offre de lait bio, déstabilisant le marché. L’Allemagne a ainsi augmenté sa production de 19% en 2018, et le prix du lait bio a chuté dans la foulée de plus de 10 €/1000l. L’Autriche, qui exportait du lait bio vers l’Allemagne, s’est vue privée d’un débouché export important avec l’augmentation des volumes internes allemands. Suite à la baisse importante des prix qui en a résulté, elle a vu sa production se réduire de 25% cette même année[8], les producteurs se tournant vers d’autres débouchés comme le lait de foin, devenu plus rémunérateur que le lait bio.
Figure 3: source Réussir[9] d’après Institut de l’élevage
Le marché de l’agriculture biologique, historiquement équilibré par un prix rémunérateur, risque donc de s’écrouler, à cause des incitations politiques et en l’absence de régulation. La gestion des volumes incombe aux coopératives, qui doivent anticiper sans être autorisées à se concerter, avec le risque de perdre des parts de marché. Biolait avait ainsi mis en œuvre un dispositif d’incitation à une réduction de la production en 2019 et 2020. Les conversions sont freinées, Sodiaal n’acceptant plus que des installations en bio, et Lactalis n’acceptant plus de conversions depuis l’automne 2020. Mais les conversions en cours vont tout de même continuer à peser sur un système affaibli.
Dans un contexte de flambée des prix de l’alimentation animale et notamment non OGM, cette baisse de la rémunération des prix des producteurs intervient au plus mauvais moment. Si les fermes laitières engagées en agriculture biologique ont en général des structures moins productives, plus autonomes et davantage basées sur l’herbe que les exploitations en conventionnel, les fermes en conversion ou récemment converties sont plus grandes, et plus exposées aux variations des prix de l’alimentation[10]. Comment sauver la bio ? Si certains songent à un cahier des charges renforcé pour correspondre davantage aux attentes des consommateurs, notamment sur l’origine plus locale de l’alimentation, cet empilement des contraintes, typiquement français, risque de nuire à la compétitivité des exploitations. La possibilité arrachée par le parlement européen de permettre aux productions sous appellation de déroger au droit de la concurrence pour une gestion concertée des volumes[11] semblerait une bien meilleure option, si elle pouvait être transférée vers la bio.
Alessandra Kirsch, directrice des études d’Agriculture Stratégies
Le 30 septembre 202
[1] https://www.agencebio.org/vos-outils/les-chiffres-cles/
[2] https://idele.fr/?eID=cmis_download&oID=workspace://SpacesStore/526b525e-80ca-4448-a97f-34b6a62615d7
[3] https://cniel-infos.com/GED_CNIEL/498463521664/5p_bio_2019_CNIEL.pdf
[4] https://www.reussir.fr/lesmarches/lait-bio-un-palier-difficile-franchir
[5] https://france3-regions.francetvinfo.fr/bretagne/ille-et-vilaine/rennes/lait-bio-en-surproduction-la-filiere-reunie-au-space-de-rennes-evoque-une-erreur-collective-dans-cette-crise-inedite-2253478.html
[6] Chiffres 2019, source : https://idele.fr/?eID=cmis_download&oID=workspace%3A%2F%2FSpacesStore%2F3241ca68-07db-4531-aa7f-ef6df6b40dbb&cHash=59a827422d9f51fd4384470ad994753d
[7] https://cniel-infos.com/GED_CNIEL/498463521664/5p_bio_2019_CNIEL.pdf
[8] https://www.franceagrimer.fr/fam/content/download/62186/document/NCO-DIA-LAI-Vache%20bio-2019-09-03.pdf?version=4
[9] https://www.reussir.fr/lait/le-prix-du-lait-bio-francais-se-tient-ses-voisins-decrochent
[10] https://www.web-agri.fr/paturage/article/141539/il-y-a-une-perte-d-efficacite-economique-chez-les-nouveaux-convertis-
[11] https://www.eric-andrieu.eu/pac-accord-europeen-sur-lorganisation-commune-des-marches/