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En plus des causes internes (endogènes) qui vont jouer sur la qualité de la relation entre l’adhérent et sa coopérative, les coopératives agricoles peuvent affronter des contextes concurrentiels complexes, et subir des pressions exogènes qui peuvent amplifier les effets des causes endogènes. Comme nous l’avons vu dans les parties 1 et 2, le malaise des adhérents s’exprime lorsque la rémunération n’est pas au rendez-vous. Ils estiment alors que la responsabilité revient à une mauvaise gestion des dirigeants de la coopérative, ou que « l’argent des coopérateurs est parti vers les filiales ». Dans ce dernier article, nous passons ces deux derniers points en revue, questionnant l’origine du « vaste mouvement de concentration et de filialisation » pointé par le rapport parlementaire et ses conséquences.
1) La coopérative qui grossit ne peut plus cibler les mêmes marchés
Comme nous l’avons vu en partie 2, du fait du principe de l’adhésion ouverte et de la volonté de ne pas laisser d’agriculteur sans débouchés, les coopératives peuvent se retrouver avec un territoire étendu et des coûts de collecte élevés. Elles doivent pourtant trouver des solutions pour réaliser des économies et générer de la valeur ajoutée, pour un volume de production de plus en plus important.
Or, les marchés les plus stables et les plus porteurs sont souvent des marchés de niche, qui nécessitent une réactivité et une adaptabilité importante des fournisseurs et ne peuvent absorber des productions aussi importantes que celles des grands groupes coopératifs. On constate ainsi par exemple pour le lait que des laiteries privées comme Bel ou SDLH vont pouvoir proposer des prix plus élevés et plus stables du fait d’un positionnement/mix produit sur des secteurs à plus forte valeur ajoutée qu’un poids lourd comme Sodiaal. En effet, quand la filière « C’est qui le patron » écoule un volume de plus de 200 millions de litres sur une collecte de 300 millions, l’impact sur la rémunération des producteurs est évidemment plus important que quand Sodiaal signe un accord tripartite avec la centrale Envergure pour 350 millions de litres, sur les 4,5 milliards de litres collectés par le groupe, malgré tout l’intérêt de cette démarche.
Ainsi les plus grandes coopératives, qui du fait de leur importants volumes n’ont d’autre choix que de se reposer en grande partie sur des marchés d’export, sont souvent connectées aux marchés mondiaux, et subissent les effets de la volatilité des prix et le poids de leurs investissements. Leurs choix stratégiques sont donc bien plus contraints que ceux des structures privées ou des coopératives plus modestes.
Figure 2 : Comparaison du prix du lait pour différents collecteurs, source l’Eleveur Laitier
Contrairement à un privé, les coopératives ne peuvent se restructurer et de se débarrasser d’une production excédentaire pour poursuivre un changement de stratégie. En effet, du fait de l’obligation de collecte qui leur est propre, elles ne peuvent pas ajuster leurs approvisionnements à l’évolution du marché. Elles restent également tributaires des variations des prix des marchés export, sur lesquels, malgré leur volume de production important, elles ne peuvent qu’agir qu’à la marge lorsqu’elles lancent des incitations à réduire la production.
2) La création de filiales pour capter des financements extérieurs
Comme le résume de façon lapidaire un adhérent « quand on n’est pas bon, on rachète la concurrence, avec l’argent des paysans…Les holdings servent à cacher de l’argent aux adhérents, car les coopératives appartiennent bien aux agriculteurs mais pas la holding. ». Cela souligne en creux l’opacité de certains groupes coopératifs[1] ou l’existence d’architecture complexes associant des dizaines ou des centaines de société de droit commercial à une seule coopérative[2]. Le sujet de la filialisation continue des activités des coopératives alimente nombre d’inquiétudes et de fantasmes des adhérents. Pourquoi avoir tant recours à la filialisation ? Comment sont financées les activités des filiales ? Sont-elles une porte d’entrée pour des actionnaires externes ? Qui supportent les pertes en cas de mauvaises performances ?
De nombreuses coopératives se développent massivement par le biais de filiales, qui constituent des relais de croissance et dans lesquelles sont parfois logés des actifs stratégiques (la recherche et développement, certaines usines). Ce développement peut sembler logique et efficient dans le cadre d’un développement à l’international mais soulève de nombreuses problématiques.
Premièrement, il déplace le centre de gravité de la structure, en l’éloignant de son cœur coopératif. Concrètement, certains groupes coopératifs réalisent moins de 10% de leur activité via la coopérative, le reste étant assuré par des filiales commerciales. Cette situation peut présenter un important angle-mort pour les adhérents, car la remontée et le partage d’information voire la consolidation des comptes rendent complexe l’appréhension de la gestion ou de la santé de la coopérative. A nouveau, le cas Tereos a illustré cette difficulté des adhérents de savoir exactement ce qui se passait dans les filiales étrangères par exemple. Mais une situation similaire peut se produire à une échelle régionale avec une filiale spécialisée sur la transformation, la distribution voire la restauration. Certaines coopératives optent pour la présence des administrateurs au sein de la gouvernance des filiales alors que d’autres se contentent d’un simple reporting, parfois sommaire. Ainsi, les activités filialisées peuvent « échapper » à la surveillance des administrateurs. A ce titre, il est presque surprenant que la proposition n°7 du rapport parlementaire soit surtout le constat lucide de l’impuissance des élus à contrôler les filiales (« Donner au conseil d’administration les moyens de contrôler efficacement les filiales du groupe coopératif »).
Deuxièmement, le développement de filiales introduit des logiques non coopératives au sein du groupe. Les filiales relevant en général du droit commun/commercial, elles ne sont pas concernées par les règles en vigueur dans le droit coopératif. Ainsi, il est possible que certaines filiales associent des actionnaires ou des acteurs non coopératifs, partageant parfois une vision ou des intérêts différents de ceux des coopérateurs. Le mode de développement (acquisition, partenariat, alliance) est alors déterminant ainsi que le contrôle de l’actionnariat de la filiale. Et ces éléments sont également essentiels pour déterminer les conséquences de pertes potentielles subies par une filiale.
Dans cette hypothèse, qui paye la note in fine ? Si c’est la coopérative en tant qu’actionnaire majoritaire de la filiale, alors les arbitrages financiers et la rémunération des adhérents peuvent être affectés. La situation la plus défavorable étant caractérisée par un groupe coopératif en difficulté du fait des mauvaises performances de ses filiales, alors même que les adhérents ne sont pas nécessairement présents au sein de la gouvernance de ces mêmes filiales. A l’heure actuelle, il semble que le développement de la filialisation ne s’estompe pas tant il offre la possibilité aux coopératives d’introduite une forme de flexibilité dans la gestion de leur portefeuille d’activités[3]. En effet, il est parfois plus rapide et facile de développer une activité via une filiale plutôt que de la loger au sein de la coopérative. Si cette tendance se confirme, elle peut menacer à terme l’équilibre subtil et nécessaire au sein des groupes coopératifs.
Ce processus de concentration et de filialisation est à l’origine d’un sentiment accru de distanciation des adhérents. Ils ne reconnaissent plus nécessairement la coopérative originelle, qui au fil du temps, au gré des acquisitions et filialisations multiples, ressemble à une galaxie de sociétés dans laquelle la coopérative n’est plus nécessairement au centre du jeu.
Conclusion générale : quelles perspectives pour les adhérents et leur coopérative ?
Les coopératives sont-elles encore des organisations capables de créer durablement de la valeur pour leurs adhérents ? Affrontant la concurrence des acteurs privés, affectées par la séparation de la vente et du conseil, sommées de trouver des débouchés, les coopératives sont plus que jamais sous pression pour répondre aux attentes de leurs intérêts. Et ces attentes sont élevées, qu’il s’agisse de la rémunération des associés mais également en termes d’implication réelle de ceux-ci dans la vie de la coopérative et de ses décisions. Car les coopératives agricoles ne sont pas des acteurs comme les autres : pour bien fonctionner, elles doivent se montrer engagées et investies sur plusieurs éléments essentiels que nous avons passés en revue. Le rapport parlementaire insiste également sur la nécessité de renouer le lien entre une partie du monde coopératif et des adhérents et de considérer prioritairement leurs intérêts.
La tendance à l’agrandissement des coopératives, qui semble encouragée par la mission parlementaire puisqu’elle leur apparait comme seule possibilité de gagner en compétitivité, est-elle compatible avec une gouvernance équilibrée ? Si gouverner une « grosse » coopérative est sans nul doute plus difficile, ce n’est pas impossible. Mais encore faut-il un courage politique et une volonté sans faille de l’ensemble des acteurs concernés pour le faire.
En effet, un certain nombre de propositions ont été faites en ce sens depuis 2016[4], mais ne sont pour l’heure pas appliquées. Sans aller dans le détail de ces propositions, il nous parait primordial de commencer par mettre en œuvre les trois principes suivants :
- Mettre ou remettre en place des enceintes de discussion participatives qui permettent les échanges et éventuellement la contestation. Celles-ci doivent donc être à échelle humaine, territorialisées, et permettre à chacun de s’exprimer (via notamment un temps de parole et un nombre de micros suffisants). Il s’agit de (re)penser les assemblées locales ou de sections comme le suggère la proposition n°2 du rapport.
- Eviter toute forme de collusion entre administrateurs et salariés dirigeants. Le Conseil d’administration doit tenir son triple rôle de décideur de la stratégie, contrôleur de la mise en œuvre de la stratégie, et de médiateur, chargé de faire le lien entre la décision et les adhérents. La formation et le renouvellement régulier des administrateurs apparait ici indispensable (propositions 4 et 5 du rapport).
- Disposer d’un véritable organisme de régulation et qui ait la capacité à prononcer des sanctions dissuasives ou à arbitrer les cas épineux voire les conflits entre les adhérents et leur coopérative. Le rapport parlementaire conclut dans le même sens (proposition 11) mais il faudrait sans doute aller encore plus loin (pp81-82).
Comme le relève le rapport parlementaire, les coopératives agricoles ont été et restent des acteurs indispensables de nos systèmes agricoles[5]. Afin d’affronter les enjeux majeurs, elles doivent réellement et totalement s’engager dans une dynamique de progrès en matière de gouvernance. Sans cela, elles risquent d’être mal gouvernées, de prendre des décisions peu pertinentes et qui, au final, impacteront négativement les agriculteurs.
Xavier Hollandts, Professeur de Stratégie et Entrepreneuriat, Kedge Business School
Alessandra Kirsch, Directrice des études d’Agriculture Stratégies
Le 7 mars 2022
[1] https://www.franceculture.fr/economie/ces-cooperatives-agricoles-qui-rivalisent-avec-le-cac-40
[2] Le rapport parlementaire pointe également cette tendance lourde et le risque associé: « La filialisation croissante des grandes coopératives françaises conduit à atténuer leur spécificité vis-à-vis des sociétés commerciales »
[3] Le rapport parlementaire relève que le comportement des coopératives agricoles sur ce point ne diffère pas réellement des grandes firmes multinationales : « La multiplication des structures et des ramifications aboutit à la constitution d’organigrammes complexes, en définitive peu différents de ceux des firmes multinationales »
[4] Hollandts X. et Valiorgue B., 2016, Référentiel pour une gouvernance stratégique et politique des coopératives agricoles, Fondation de l’Université Clermont-Auvergne.
Guide des bonnes pratiques des entreprises coopératives agricoles, HCCA, 2019
Hollandts X., 2021, Gouverner les coopératives agricoles
Sans oublier « l’Administrateur en question », Coop de France (4 éditions depuis 1997).
[5] Comme le précise très justement Vincent Chatellier dans le rapport parlementaire (p85): « il n’y a pas de plan B à la coopération agricole en France. On peut la critiquer ou la moderniser mais on ne peut pas s’en passer ».