Télécharger le PDF
La flambée du prix du gaz a alimenté une augmentation du prix des engrais qui génère de fortes inquiétudes. D’après Agreste, en janvier 2022 le prix des engrais et des amendements était en augmentation de près de 90% par rapport à janvier 2021, et la hausse se poursuit, les prix sont désormais multipliés par 3 par rapport à la précédente campagne. Si les agriculteurs ne peuvent plus s’approvisionner en intrants, la production des cultures sera fortement impactée, ce qui remettra en question la sécurité alimentaire.
La dépendance européenne aux engrais est bien réelle : l’Europe importe 40% de ses engrais (en équivalent nutriment, 28% de l’azote est importé, 66% du phosphore et 71% de la potasse), et la Russie était jusqu’alors son plus gros fournisseur[1]. En ce qui concerne la France, sur les 11 150 000 tonnes d’engrais minéraux commercialisés sur le territoire en 2021, 68% sont importées, principalement de Belgique et des Pays Bas[2], plaque tournante du commerce européen.
La dépendance aux engrais et la flambée des prix observée est pleinement liée aux coûts de l’énergie : près de 80 % du coût de production de l’ammoniac, matière première de base de toute l’industrie des engrais azotés, est lié à l’utilisation du gaz. Or, l’UE importe 90 % de sa consommation de gaz, dont 45 % environ depuis la Russie[3].
On craint donc désormais des tensions pour l’approvisionnement nécessaire à la prochaine campagne. Quatre des dix principaux exportateurs d’urée (la Chine, la Russie, l’Égypte et l’Indonésie) ont mis en place des mesures de limitation à l’export, partielles ou totales comme en Chine[4]. D’autres mesures s’additionnent, comme l’embargo européen sur la potasse biélorusse.
L’ammonitrate, qui représente plus de 50% des engrais azotés de synthèse utilisés en Europe, s’achète aujourd’hui autour de 1200 €/t, alors qu’il en valait 345 €/t il y a un an. Les céréaliers qui ont anticipé et acheté leurs intrants tôt l’année dernière vont profiter d’un double effet prix favorable, mais la campagne de l’année prochaine sera tout autre.
La production de l’année prochaine sera revue à la baisse, faute de pouvoir acheter des engrais
L’augmentation du prix du gaz rend les engrais inabordables. C’est d’ailleurs pour cela que Yara, leader mondial norvégien dans la fabrication d’engrais, a récemment annoncé une réduction temporaire de 45% de sa production européenne en Europe[5]. Aux prix actuels, ses acheteurs ne peuvent se fournir aux quantités habituelles. Pour ceux qui se résignent à acheter à de tels prix, la disponibilité des engrais est devenue limitée[6].
La stratégie d’approvisionnement diffère selon les coopératives : certaines fonctionnent à flux tendu sans anticiper sur les commandes des agriculteurs, ce qui pose désormais des problèmes logistiques et du retard dans les livraisons. D’autres ont des stratégies d’approvisionnement par anticipation, pour obtenir l’azote à de meilleurs prix et fournir leurs adhérents sans délais. Pour cela, elles sollicitent auprès des banques des avances de trésorerie. Mais aujourd’hui, les banques n’acceptent pas toujours de réaliser des prêts de court terme au montant nécessaire à la couverture des besoins : le prix de l’azote ayant été multiplié par 3, le risque est élevé, si les agriculteurs n’achètent pas où si les prix se retournent. Pour rentabiliser l’achat d’engrais à un tel niveau, il faut en effet que les prix ne chutent pas en 2023 et que la récolte soit bonne, ce que personne ne peut garantir. Dans l’incapacité de se fournir à hauteur de leurs approvisionnements habituels, certaines coopératives envisagent de mettre en place des quotas d’engrais à leurs adhérents.
Le problème se posera un peu plus tard dans l’année de la même façon pour les agriculteurs qui sollicitent des prêts court terme pour financer les avances en terre (semences, intrants), dont le budget a pareillement augmenté. Sur le terrain, on risque donc de devoir faire face à la campagne 2022-2023 avec la moitié des engrais azotés disponibles en temps normal, une atteinte anticipée et violente des objectifs Farm to Fork. Avec un prix de l’azote 3 fois plus élevé, les agriculteurs payeront 1,5 fois plus cher un approvisionnement en engrais dont la quantité sera réduite de moitié, ce qui pénalisera les rendements à venir, avec des cours des céréales qui pourraient s’écrouler à tout moment si l’Ukraine parvenait finalement à récolter et commercialiser sa récolte 2022.
Tous les acteurs réfléchissent à des stratégies d’adaptation pour limiter autant que possible la prise de risque. Les assolements de la prochaine campagne risquent d’être modifiés pour éviter les cultures les plus gourmandes en intrants, comme le colza. Si la météo venait à être capricieuse, le résultat serait alors catastrophique.
Sans même envisager de « libérer le potentiel productif de l’Union Européenne », assurer une production en quantité et qualité habituelle va devenir une gageure. Le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières, qui taxera dès 2023 certaines importations, dont les engrais selon les émissions liées à leur production, risque d’alourdir encore la facture. Les conseillers planchent sur des assolements diversifiés, en intégrant des cultures moins gourmandes en azote, des techniques issues de la bio qui mobilisent des engrais verts (légumineuses en intercultures) ou des variétés qui valorisent l’azote dans le grain au détriment du rendement. Le gouvernement français a annoncé la création d’une « task-force de sécurisation » des matières premières importées, l’adaptation ou le report de mesures réglementaires pouvant impacter la disponibilité des engrais en 2022, ainsi que le développement de l’usage des engrais organiques. Un plan « souveraineté azote » est en création et visera à privilégier la production d’engrais vert et le développement de filières de valorisation d’engrais organiques.
Les engrais organiques, solution au problème de la fertilisation ?
D’après l’Unifa, en 2020 la fertilisation minérale représentait un peu plus de 60% de l’ensemble de tonnages commercialisés, en léger recul par rapport à la fertilisation organique qui progresse par rapport à la moyenne 2018-2020[7]. Les engrais organiques semblent donc avoir le vent en poupe et pourraient apparaître comme une voie à développer. Oui, mais… les engrais organiques sont nettement moins concentrés en azote, phosphate et potasse (les fameux N,P,K) que les engrais minéraux. Ainsi, en ce qui concerne l’azote, sur les 2 236t commercialisées dans l’année, 95% sont d’origine minérale.
Tableau 1: Fertilisants organiques et minéraux commercialisés en 2020, d’après les chiffres Unifa
Pourquoi les fumiers apportent-ils si peu d’azote ? D’après Arvalis, une tonne de fumier bovin sur litière accumulée comporte en moyenne 5,6 kg d’azote total[8]. Cet azote est disponible sous deux formes, minérale et organique. L’azote organique doit être minéralisé pour être assimilable par les plantes, et n’est donc pas disponible directement après son application dans les cultures, contrairement aux engrais de synthèse. La minéralisation prend du temps, son efficacité est variable selon les types de fumiers, de sol, d’épandage, la culture en place, et le moment dans l’année. La règlementation actuelle, via la directive nitrate, limite les apports d’azote organique et le moment où ils sont apportés par rapport à l’hiver, parce que cette minéralisation s’accompagne de fuites d’azote, qui peut se déposer de manière excédentaire dans les milieux et avoir un impact défavorable sur l’environnement. Une proposition de résolution commune demande néanmoins aujourd’hui à l’UE d’assouplir ces règles afin de favoriser l’usage d’engrais organique en substitution des engrais chimiques[9].
Mais au final, alors qu’une tonne d’ammonitrate apporte 335kg d’azote, pour une tonne de fumier bovin apportée à l’automne sur un blé, qui comporte à l’origine 5,6 kg d’azote total, l’effet fertilisant de l’azote ne sera au final que de 0,67 kg (le coefficient d’équivalence ammonitrate est de 0,12% dans cette situation). Si les apports organiques ont de nombreux intérêts agronomiques et présentent des atouts indéniables comme engrais de fond, ils ne pourront pas remplacer la fertilisation minérale azotée nécessaire au maintien du niveau de production actuel des grandes cultures.
Enfin une réponse européenne commune, qui s’appliquera au secteur de l’énergie
Consciente des enjeux, le 23 mars, la Commission a présenté une « série d’actions à court et à moyen terme visant à renforcer la sécurité alimentaire mondiale et à soutenir les agriculteurs et les consommateurs dans l’UE compte tenu de la hausse des prix des denrées alimentaires et des coûts des intrants, tels que l’énergie et les engrais »[10].
Les mesures qui concernent l’énergie témoignent enfin d’une volonté d’action commune et d’anticipation dont l’Europe a désespérément besoin dans le secteur agricole : il s’agit notamment de rendre obligatoire le remplissage des réservoirs souterrains de gaz à au moins 90% avant le 1er novembre de chaque année et de mutualiser les achats de gaz et d’hydrogène européens. L’UE propose également d’étudier des options d’intervention sur les prix de marché, en encadrant les prix du gaz et de l’électricité. Cette communication sera suivie d’une proposition législative en avril, et pourrait marquer un retour vers une unité plus marquée, un front commun que l’Europe doit nécessairement présenter pour espérer redevenir une puissance mondiale et un acteur majeur des marchés.
La réponse étatsunienne : développer l’approvisionnement et la concurrence en interne
L’inquiétude sur les engrais est mondiale. Outre Atlantique, l’USDA a annoncé le 11 mars dernier un plan de 250 millions de dollars pour soutenir des projets nationaux innovants de production d’engrais « made in America »[11]. L’objectif est double : améliorer l’autonomie du pays en engrais pour moins dépendre des approvisionnements extérieurs, et augmenter le nombre d’offreurs en interne. Après être récemment entré en lutte contre le monopole des industriels de la viande de boeuf[12], le duo Biden/Harris s’attaque désormais au marché trop concentré des géants de l’industrie des semences et de la fertilisation, à qui il reproche de profiter de la situation actuelle pour faire augmenter les prix de façon abusive.
L’appel à projet est donc dirigé vers des petites et moyennes entreprises indépendantes, qui réaliseront leur production aux Etats-Unis en créant des emplois, innovantes et capables de produire des engrais dont la production sera plus durable. Une initiative dont s’inspire peut-être la France, qui vient d’annoncer un appel à manifestation d’intérêt « Intrants Dépendance russe, biélorusse ou ukrainienne », dans l’objectif de soutenir les projets qui permettent de réduire la dépendance de l’industrie française et autres secteurs productifs aux importations d’intrants en provenance de Russie, de Biélorussie ou d’Ukraine. Ouvert jusqu’en 2024, le budget dédié à cet appel à projet n’est pour l’heure pas précisé.
L’augmentation du prix des intrants apparait comme une mesure bien plus efficace que le Green Deal pour réduire le recours aux engrais de synthèse. Mais il risque de s’accompagner d’une chute de production et de qualité (le blé a besoin d’un taux de protéines minimum pour être panifiable). Le pilotage minutieux de la fertilisation, l’intégration de légumineuses dans les rotations et en association, l’utilisation d’engrais organiques seront des aides bienvenues pour gagner quelques unités d’azote et quelques quintaux. Il est impératif de poursuivre les efforts pour rendre l’agriculture moins dépendante des intrants de synthèse, mais si l’Europe veut maintenir sa vocation exportatrice en matière de céréales, d’autres solutions restent à trouver.
Comme l’a énoncé Jean-François Loiseau, président de la commission Internationale de FranceAgriMer « L’agriculture et l’agroalimentaire sont extrêmement stratégiques et doivent revenir au premier plan des trajectoires de notre pays ». « Nous avons laissé l’industrie des engrais nous échapper. Il faut désormais se pencher sur la réindustrialisation du complexe agricole et agroalimentaire de l’Europe ». L’ammonitrate est le seul fertilisant minéral fabriqué en France[13] et en Europe. La réindustrialisation nécessaire au développement d’un aval compétitif doit également intégrer le secteur amont de la production agricole, et s’articuler avec un développement de notre autonomie énergétique. Des pistes sont en voie d’exploration, comme les engrais azotés à base d’hydrogène qui permettront d’améliorer la disponibilité, mais dont le coût supporté par les agriculteurs doit rester soutenable, surtout lorsque le cours des céréales viendra à baisser.
C’est pourquoi il est également indispensable de redéployer une PAC stabilisatrice : l’orientation politique qui apparait enclenchée sur les énergies et notamment le gaz doit être étendue au secteur agricole. Seule une Europe soudée dotée d’une stratégie commune, apte à mettre en place des mesures de marché via l’intervention sur les prix et les aides contra-cycliques, de régulation de l’offre par le stockage et les biocarburants, pourra sortir l’agriculture européenne de l’ornière vers laquelle elle se dirige.
Alessandra Kirsch, Directrice des études d’Agriculture Stratégies
Le 29 mars 2022
[1] https://www.fertilizerseurope.com/fertilizers-in-europe/facts-figures/
[2] Calculs Agriculture Stratégies d’après données Unifa et ITC
[3] https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/fr/ip_22_1511
[4] https://www.agriculture-environnement.fr/2021/12/08/engrais-il-y-a-largement-de-quoi-fournir-lensemble-de-nos-clients-francais-rassure-nicolas-broutin
[5] https://www.web-agri.fr/linfo-marche-du-jour/article/206651/engrais-yara-cesse-de-s-approvisionner-en-russie
[6] https://www.ouest-france.fr/economie/agriculture/agriculture-une-penurie-d-engrais-azotes-menace-les-exploitants-2c244546-2a93-11ec-bb25-d46a1755b908
[7] https://www.unifa.fr/sites/default/files/2020anpea-observatoire-ferti-vf.pdf
[8] https://www.arvalis-infos.fr/integrer-les-valeurs-fertilisantes-des-produits-organiques-dans-le-plan-de-fumure-@/view-12357-arvarticle.html
[9] https://www.europarl.europa.eu/doceo/document/RC-9-2022-0160_FR.html
[10] https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/fr/mex_22_1983
[11] https://www.usda.gov/media/press-releases/2022/03/11/usda-announces-plans-250-million-investment-support-innovative
[12] https://www.lafranceagricole.fr/actualites/etats-unis-joe-biden-veut-plus-de-concurrence-dans-lindustrie-de-la-viande-1,1,3612178727.html
[13] https://www.reussir.fr/grandes-cultures/guerre-russie-ukraine-des-consequences-severes-sur-le-marche-des-engrais