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Pour Philippe Goetzmann, Egalim 2 ne résout pas le manque de compétitivité de notre appareil productif alimentaire

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Philippe Goetzmann, président et fondateur de Philippe Goetzmann &., expert de la consommation et de la distribution, revient pour Agricultures Stratégies sur les grands enjeux et les tensions qui concernent le secteur agroalimentaire français. Effets d’Egalim 2, compétitivité des IAA françaises, création de valeur dans les filières ou adéquation de notre système productif aux impératifs de marché… il développe un raisonnement qui permet de sortir de l’opposition traditionnelle entre grande distribution et amont agricole. A l’heure où l’inflation bouscule les comportements alimentaires et percute de plein fouet les négociations commerciales, Philippe Goetzmann propose de revoir les fondements d’un système alimentaire que les Français ont du mal à se payer et dont la compétitivité s’effrite de plus en plus. Pour l’ancien directeur des relations institutionnelles du groupe Auchan, plus qu’une problématique de distribution de la valeur ajoutée, c’est bien la création même de cette valeur qui pose désormais question. Critique envers les raisonnements qui guident Egalim 2, les pistes avancées par Philippe Goetzmann dans cette interview amènent à réfléchir sur la structuration même de notre appareil productif alimentaire et les objectifs que nous lui fixons.

– Selon l’observatoire des prix et des marges, les acteurs des négociations commerciales semblent avoir, dans l’ensemble, bien joué le jeu d’Egalim 2. Pourtant, peut-on réellement parler d’un succès pour cette loi ?

Il y a effectivement des effets positifs avec une amélioration du prix payé à l’agriculteur ou des effets liés à la nature des contrats. Mais, de manière générale, ce sont des effets qui relèvent plus de la prise de conscience de la part des acteurs que d’un réel changement de cap. En vérité, Egalim 2 comporte plus d’effets délétères qu’elle n’apporte de solutions. Cette loi, à visée inflationniste, se voit mise en œuvre dans un contexte devenu lui aussi inflationniste (élément qui n’avait pas été anticipé lors de la construction de la loi). Or, les effets d’engrenage qui sont en train de se mettre en place risquent de déstabiliser la structure de la consommation et auront des répercussions sur des éléments d’ordre social.

Pour les acteurs directement concernés, Egalim 2 vient imposer des contraintes supplémentaires, judiciarise encore un peu plus la relation commerciale et renforce in fine le poids des juristes dans les négociations (qui captent au passage une partie de la valeur ajoutée). Au final, la loi met en place un système qui va renforcer la défiance entre les acteurs mais également vis-à-vis de l’Etat (accusé d’avoir mis en place ce système).  Enfin, et c’est peut-être le pire, Egalim 2 vient creuser notre écart de compétitivité par rapport à nos concurrents étrangers en renchérissant notre système productif.

– Si on regarde dans le détail, la loi Egalim 2 vise à donner plus de transparence dans la formation des prix (et ainsi garantir un partage de la valeur plus juste). Or la plupart des fournisseurs ont choisi l’option du « tiers indépendant »[1] pour certifier leur compte. Est-ce que cette forme d’application amène davantage de transparence dans les négociations ?

L’erreur avec Egalim 2, c’est justement d’avoir voulu imposer ce principe de transparence en en faisant l’alpha et l’oméga des relations commerciales. Il faut se le dire, le monde des affaires n’est pas un monde transparent et c’est tout à fait légitime. On comprend très bien que les industriels de l’agroalimentaire ne souhaitent pas communiquer leurs coûts de production ou le prix d’achat des matières premières car ce faisant, ils renforcent le pouvoir de négociation des acheteurs. Bien sûr, certains industriels ou marques s’engagent volontairement dans des démarches de transparence au sujet du prix car ils y trouvent leur intérêt, notamment d’un point de vue marketing. Ces démarches privées, à l’instar de la marque « C’EST QUI LE PATRON » sont bénéfiques car elles amènent les autres acteurs à se positionner sur la question des prix et provoquent des effets de levier sur les marchés. Mais elles restent avant tout des démarches volontaires, marginales qui n’ont rien avoir avec la mise en place d’une transparence généralisée.

Cependant, allons jusqu’au bout de la logique de transparence, en imaginant des prix qui sont connus de tous à chaque étape, jusqu’au consommateur. Dans cette situation, la fixation des prix se standardise, ce qui revient peu ou prou à la mise en place d’une économie administrée. Or, on connait très bien les conséquences d’un tel système : une économie figée et une innovation au point mort. Dans nos économies libérales, l’innovation est à la source même du progrès. Nous ne pouvons pas exiger la transparence totale et demander dans le même temps aux entreprises de se différencier pour créer de la valeur. Or, c’est cela qu’il faut faire.

– Si la transparence se révèle être une fausse bonne idée, quelles sont les pistes qui permettraient à la fois de garantir la sanctuarisation des prix des matières premières agricoles tout en préservant le pouvoir de négo des IAA face à la grande distribution ?

Je reviendrai sur la question en disant que la sanctuarisation des prix des matières premières n’est pas la solution. Bien évidemment, je ne souhaite pas une dérégulation totale des prix, sans encadrement. Mais la loi EGALIM 2 se focalise uniquement sur l’augmentation des prix payés aux agriculteurs alors même que cette augmentation fait peser un risque sur le revenu agricole. Je m’explique. Il faut revenir sur l’équation de base du revenu qui est égal au produit entre de la marge brute (prix payé aux agriculteurs moins les coûts de production) et le du volume de production. En renchérissant le prix payé aux agriculteurs, EGALIM 2 fait peser une menace sur la seconde partie de l’équation. On risque tout simplement d’assister à une baisse des volumes de production (soit par la baisse des marchés, soit par une perte de compétitivité face aux produits d’importation). Pendant ce temps, la question des coûts de production, elle, n’a toujours pas été traitée. Or, Il me semble nécessaire de déplacer le terrain de la discussion politique, qui se focalise sur le prix, pour parler plus globalement de la problématique des marges. Pour moi, ce sont les marges nettes qu’il faudrait sanctuariser.

– Comment fait-on pour développer une agriculture qui soit rentable (qui permette de payer décemment l’agriculteur) tout en restant dans des logiques de marché ?

La baisse du nombre d’exploitations, l’augmentation de la surface moyenne des fermes… Le mouvement de réorganisation de la ferme France est déjà en cours mais il se fait dans la douleur. Face aux défis économiques ou écologiques que nous avons à affronter et les investissements à réaliser pour se transformer, avons-nous véritablement les moyens de maintenir un modèle de petites exploitations insuffisamment intensives en capital ? En tout cas, je pense qu’il est illusoire de répondre à des marchés de commodités avec des exploitations dont la taille n’est pas suffisante. Il nous faut trouver la bonne organisation agricole qui permette d’atteindre les objectifs que nous nous fixons. Je tiens à rappeler que je n’ai pas de préférence sur le modèle à appliquer, mais, si l’objectif consiste à maintenir à tout prix et à l’identique notre outil de production agricole, je pense que l’on se trompe.

Je tiens également à revenir sur un raisonnement séduisant, développé notamment par l’ancien ministre de l’Agriculture Julien Denormandie, qui justifie l’augmentation du prix de l’alimentation par les services environnementaux rendus par l’exploitant. Un raisonnement qui, sans nier les bénéfices sociaux qu’il amène, conduit également au renchérissement des coûts de production des agriculteurs et de l’industrie française en général. Cependant, on ne peut pas augmenter les prix, les sortir artificiellement du marché, pour un bénéfice dont le consommateur ne jouit pas directement. Si on renchérit les prix pour des services qui n’ont pas de rapport direct avec les produits vendus (une viande, le lait…), on risque de perdre en compétitivité car les concurrents étrangers ne seront pas concernés par ces questions.

– Cette succession de crises et l’inflation actuelle ne risquent-t-elles pas de percuter de plein fouet la stratégie française pour préserver la compétitivité du secteur agroalimentaire, à savoir la création de valeur par la montée en gamme ou par l’origine ?

« Manger moins mais mieux », c’est effectivement le mantra que nous connaissons depuis 10 ans. D’ailleurs, la croissance du marché cette dernière décennie n’est à mettre qu’au bénéfice de la montée en gamme (premiumisation des produits). Et, contrairement à ce qui est affirmé, la guerre des prix qui a lieu depuis 2013 n’a pas provoqué de destruction de valeur au global (avec une croissance équivalente à l’inflation, de l’ordre de 1% par an) mais un déplacement de cette valeur. La véritable limite qui vient percuter la stratégie de montée en gamme française est liée au pouvoir d’achat par ménage. Ce dernier, qui a stagné entre 2007 et 2019, explique la relative stabilité du budget alimentaire sur cette période. Or, faire de la montée en gamme amène inévitablement au renchérissement des coûts de production. Dans un contexte budgétaire contraint pour les Français, le financement de cette montée en gamme s’est donc effectué sur la dégradation des marges, en particulier celles des IAA. L’industrie alimentaire a ainsi perdu environ 30% de sa marge alors que les prix restaient stables et que les Français profitaient de cette montée en gamme.

– Il y a donc un problème de création de valeur et de capacité à faire payer la montée en gamme plus que de distribution de valeur au sein de la filière ?

Oui, bien sûr, sinon l’observatoire des prix et des marges le dirait et ce n’est pas le cas. Cette montée en gamme, portée aux nues par la parole publique, les différentes fédérations ou le jeu du marketing a conduit à augmenter les coûts de production plus vite que la création de valeur (le pouvoir d’achat des Français étant plafonné). En plus, on a rajouté tout une série de services autour de l’alimentation qui viennent capter une partie de la valeur nouvellement créée. Aujourd’hui, l’inflation alimentaire vient percuter un budget alimentaire qui est déjà au taquet pour les ménages. Résultat, le système, qui tenait tant bien que mal, se grippe. Les Français achètent des produits moins chers et se tournent de plus en plus vers les enseignes de hard discount, qui gagnent en parts de marché. Au mois de mai, la croissance des produits de grande consommation est négative, à -0,4% alors que la croissance des produits de premier prix est de 18,4%. On observe concrètement le basculement du marché vers les produits les moins chers, sur lesquels nous sommes moins compétitifs, car nous avons porté nos efforts sur la seule question de la montée en gamme de l’appareil productif. Dans ce contexte, je crains que nous observions dans les prochains mois une augmentation des importations de certains produits agricoles bruts.

– En France, Les TPE/PME représentent une grande partie des IAA, même si elles pèsent peu en valeur. Face à des groupes qui peuvent mettre en place des gains de compétitivité en faisant des économies d’échelle (logiques des volumes) ou via la rationalisation de la production, quel avenir pour les PME/TPE dans le paysage agroalimentaire français ?

Sur ce point, mon propos se veut généraliste mais s’applique particulièrement bien au monde de l’alimentation. Le tissu alimentaire français est composé de très grands groupes mondiaux et d’une myriade de PME, environ 18000 selon l’ANIA. Ces PME sont des acteurs très innovants mais leur taux de marge est largement plus faible que les celui des grands groupes. Quand on compare avec nos voisins européens, on constate qu’il nous manque le maillon intermédiaire, les ETI. Or, nous avons besoin de PME plus puissantes, en capacité de dégager des marges et de développer leur business, notamment à l’export. Ce maillon nous fait cruellement défaut or nous n’en parlons presque pas dans le débat public.

– Le modèle que vous prônez, c’est le modèle allemand avec les entreprises dit du « mittelstand »[2] ?

C’est exactement ça. Il nous faut des champions régionaux capables de peser sur leur marché.

– Mais, si on souhaite préserver le tissu existant d’entreprises agroalimentaires, ne devrait-on pas changer notre logiciel en passant d’une politique de soutien de l’offre à une politique de soutien à la consommation ciblée ? Dans ce cadre, le chèque alimentation pourrait-il être une solution ? (Dans le sens où il pourrait permettre aux consommateurs d’acheter des produits français, de qualité, au juste et prix et donc, de soutenir aussi ce tissu de PME)

Je comprends l’utilité politique du chèque alimentaire mais je ne pense pas qu’il représente une véritable solution. Déjà car cela revient à éviter de s’attaquer à la problématique de compétitivité de de notre appareil productif et donc au sujet de la cherté de notre alimentation. Je reste convaincu qu’une politique de l’offre est meilleure qu’une politique de la demande. Pour moi, la première décision à prendre consisterait à supprimer la plupart des impôts de production qui pèsent sur la filière alimentaire. A ce sujet, nous avons 4 points d’écart avec l’Allemagne par exemple. Cependant, il est politiquement plus aisé de distribuer un chèque aux français que d’affronter les réalités de la filière alimentaire. Bien sûr, la baisse des impôts de production n’est pas la seule solution à mettre en œuvre, il y a des efforts à faire sur d’autres thématiques comme la concentration de certains secteurs…

– Justement, peut-on réellement envisager une meilleure rentabilité des IAA et des producteurs (et la fin de la guerre des prix avec la GD) tant que 4 centrales d’achat disposeront de plus de 90% de parts de marché ?

Je comprends l’argument mais il est erroné et ce, à plusieurs échelles. Il existe en réalité 5 super-centrales dont le portefeuille d’affaires est dédié aux grandes marques, notamment internationales. En tout et pour tout, nous devions être aux alentours de 300 marques gérées via ce système. Les produits issus des PME tout comme les produits agricoles bruts n’ont jamais été gérés par les super centrales. D’entrée de jeu, nous ne sommes donc pas sur quatre centrales d’achat mais sur sept en réalité. De plus, nous avons fait de la grande distribution, un véritable totem dans notre pays en oubliant complétement de parler de la concentration dans le secteur de la restauration hors-domicile alors que ce dernier représente quand même 80 milliards d’euros sur les 200 milliards d’euros de dépenses alimentaires des Français. Enfin, si on se place dans une perspective européenne, je tiens à rappeler que la concentration de la distribution est plus faible que chez nos voisins…

– Cependant, n’est-il pas nécessaire de réinstaurer de véritables logiques de filière dans le secteur alimentaire pour éviter une divergence d’intérêt toujours plus grande entre producteurs, transformateurs et consommateurs ?

Nous sommes le pays européen où le poids des marques est le plus élevé. Historiquement, notre marché alimentaire s’est construit autour des marques, avec des distributeurs qui font leur résultat dans la négociation avec ces marques, pas dans le développement des MDD. Les lois successives n’ont fait qu’accentuer ce système, en préservant les parts de marché et en sanctuarisant l’importance de la négociation. Or, nous avons un fort potentiel de croissance avec les MDD qui amènerait de véritables opportunités pour les filières agroalimentaires françaises tout en répondant à la problématique de pouvoir d’achat contraint des Français. Mais, cette logique de développement des MDD se heurte à celle des grandes marques enfermées dans la guerre des prix car ne pouvant se permettre de perdre des parts de marché. Elle percute aussi le modèle économique des enseignes, notamment quant au financement de la promo. Face à cette équation quasi-insoluble, je pense que la suppression du système de négociations commerciales conduirait assez vite à une réorganisation des filières, avec un mouvement au profit des MDD. A titre d’illustration, nous avons un potentiel de croissance des MDD de l’ordre de 60% si on compare à la Grande-Bretagne et de 20% par rapport à l’Allemagne.

Interview réalisée par Willy Olsommer, chargé d’étude chez Agriculture Stratégies.

Le 20 juillet 2022

 

[1] Organismes chargés de certifier que la négociation commerciale n’a pas porté sur la part correspondant à l’évolution du prix des matières premières agricoles.

[2] Ce terme fait référence au « Kleine und mittlere Unternehmen » allemandes, c’est-à-dire, des entreprises avec un CA inférieur à 50 millions d’euros et comptant moins de 500 salariés. Ces sociétés, non cotées en bourse, constituent le cœur du tissu économique allemand.

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