Télécharger l’article en PDF
La conformité vis-à-vis des règles de l’OMC est un des arguments les plus souvent avancés pour justifier l’immobilisme de la PAC et son obstination dans l’utilisation d’aides découplées inefficaces qu’elle est seule à défendre. Pourtant, outre Atlantique, nos concurrents américains ont abandonné les aides découplées depuis 2014, les remplaçant par des aides dont le niveau varie selon les prix de marché, pourtant considérées comme distorsives, sans subir aucune représaille. Alors que l’UE suit les règles de l’OMC à la lettre et a considérablement réduit l’ensemble de ses soutiens et en particulier ses soutiens distorsifs au cours des 20 dernières années, les Etats-Unis suivent une trajectoire inverse, et renforcent discrètement mais fermement leurs soutiens directs sur la période récente.
Les soutiens agricoles doivent être déclarés à l’OMC et sont divisés en trois boîtes : la boîte verte, qui contient les soutiens qui ne perturbent pas le commerce et ne nécessitent pas d’être réduits (incluant les aides découplées), la boîte bleue, composée des aides directes assorties de conditions pour ne pas avoir trop d’influence sur les prix mondiaux (incluant les aides couplées aux productions mais non liées aux prix), et la boîte orange qui contient les soutiens directs qui vont avoir une influence sur les décisions des producteurs et « fausser » les signaux des marchés (aides contracycliques, prix garantis, assurance récolte). La boite orange est plafonnée pour les pays développés.
Contrairement à l’UE qui fait office de bon élève, les Etats-Unis utilisent de façon astucieuse toutes les marges de manœuvre à leur disposition pour respecter, au moins en apparence, leurs engagements vis-à-vis de l’OMC, tout en parvenant à renforcer substantiellement leur soutien à l’agriculture.
L’aide alimentaire, au cœur du dispositif, finance des achats directs aux producteurs
L’aide alimentaire, qui représente chaque année environ 100 milliards de dollars et 75% des montants du Farm Bill, est un soutien indirect de poids pour les agriculteurs américains, fortement renforcé durant la période Covid. En effet, les food stamps, ou chèques alimentaires à l’américaine, sont crédités sur une carte utilisable uniquement dans les magasins qui disposent d’une licence, où ils ne permettent d’acheter que des produits strictement alimentaires : fruits et légumes, viande, volaille et poisson, produits laitiers, pain, pâtes et céréales. Pour être éligible à l’obtention d’une licence, 50 % des ventes du magasin doivent provenir d’aliments éligibles aux coupons alimentaires ou proposer au moins trois types d’aliments différents dans chacun des quatre groupes d’aliments de base (céréales et pain ; fruits et légumes ; produits laitiers ; et viande, volaille et poisson) au quotidien ; au moins deux de ces catégories doivent contenir des aliments périssables. Les food stamps sont ciblés sur des produits frais et bruts, qui favorisent donc la consommation de produits américains.
Mais ce n’est pas tout : les farmers peuvent être payés par les food stamps dans le cadre des circuits courts ; l’aide alimentaire sert donc également à financer des achats directs aux producteurs. Entre 2013 et 2020, le montant dépensé au titre de l’aide alimentaire dans les marchés fermiers a quasiment doublé pour atteindre 33 millions annuels, auxquels se sont ajoutés en 2020 2,5 milliards via le programme « Farmers to Families Food Box », un programme d’achat direct aux farmers et de redistribution qui a été mis en place durant la pandémie, s’ajoutant aux 52,2 milliards versés sous forme d’aides directes (aides contracycliques, aides de crise et assurance récolte). Mais surtout, les foods stamps sont ciblés sur des produits frais et bruts, qui bénéficient directement à l’économie américaine. La dernière étude estime qu’1 milliard dépensé au sein du programme SNAP (le principal programme d’aide alimentaire, sous conditions de revenus, qui 60% de l’aide alimentaire) génère 32 millions de revenus agricoles supplémentaires pour les farmers.
Pourtant, les dépenses au titre de l’aide alimentaire ne sont pas comptabilisées dans les soutiens pris en compte par l’OMC. En effet, la totalité de l’aide alimentaire, y compris la partie qui concerne des achats directs aux producteurs, passe en boîte verte, exemptée d’engagements de réduction, amenant le montant de celle-ci à 139 milliards pour l’année fiscale 2020.
Année civile ou année fiscale ?
Les Etats-Unis ont une façon très retorse de déclarer leurs soutiens à l’OMC. Malgré l’ampleur de leur soutien au secteur agricole, ils parviennent ainsi à pas dépasser la limite de la boite orange réputés distorsifs, qui pour eux se situe aux alentours des 19 milliards de dollars. Pour parvenir à cette performance, ils usent et abusent du régime de minimis et manient très habilement les périodes de déclaration pour étaler leurs paiements directs entre les années fiscales au lieu de considérer les années civiles.
Alors que le total de leurs aides à l’agriculture pour l’année civile 2020 s’élève à 52,2 milliards (incluant l’assurance récolte, qui a mobilisé 6,5 milliards), le total de leurs notifications à l’OMC pour l’année 2020 ne s’élève qu’à 34,5 milliards, dont seuls 18,2 milliards seront retenus en boite orange.
Les données USDA[1] indiquent en effet pour l’année civile 2020 une dépense de 23,5 milliards au titre d’aides exceptionnelles « USDA pandemic assistance » qui comprennent principalement le CFAP (Coronavirus Food Assistance Program), constitué d’aides directes de crises versées aux producteurs. Mais l’USDA se débrouille pour n’en notifier que 11,9 milliards sur ces 23,5 auprès de l’OMC, en jouant sur la période de déclaration : le CFAP a été divisé en deux volets, un premier de 16 milliards en mai 2021, et un second train en septembre 2021 de 14 milliards. Or, pour l’OMC c’est l’année fiscale américaine qui est prise en compte, du 01/10/2019 au 30/09/2020 (qui correspond à l’année fiscale 2020). Les paiements qui ont eu lieu à partir du 1er octobre 2020 seront donc pris en compte pour l’année fiscale 2021. On comprend donc aisément l’intérêt de fractionner les aides selon les périodes de déclaration.
Les aides de minimis pour masquer les dépenses
Ensuite, le CFAP a été déclaré en partie en tant qu’aide ciblée par produit (pour 11,39 milliards), et en partie au sein des soutiens qui ne visent pas des produits déterminés (pour 53 millions), pour permettre aux Etats-Unis d’utiliser au mieux les marges de manœuvre permises par le régime des aides de minimis.
Le régime de minimis est une tolérance accordée dans le cadre des règles de l’OMC : tous les soutiens directs qui représentent moins de 5% de la valeur du produit comptent pour zéro, et ne sont pas comptabilisés en boîte orange. Cette règle est valable pour les soutiens directs ciblés par produits, mais aussi pour les soutiens non ciblés : si la MGS « autre que par produit » est inférieure à 5% du total de la valeur des produits du pays, elle ne compte pas non plus.
Les Etats-Unis prenant soin de ne pas dépasser la limite de 5% pour les soutiens non spécifiques à un produit donné, ceux-ci sont considérés comme des aides de minimis, non comptabilisées en boîte orange. Pour l’année fiscale 2020, c’est 13,2 milliards de dollars qui ne sont ainsi pas pris en compte dans la boîte orange, regroupés sous forme de soutiens non spécifiques, quand l’UE en déclare moins d’1 milliard d’euros.
Ces 53 millions du CFAP ne sont donc pas pris en compte, comme une partie des aides CFAP (1,3 milliards) ciblés sur des produits en particulier pour lesquels les montants dépensés ne vont pas au-delà de 5% de la valeur de la production du produit considéré. Le total des soutiens spécifiques qui ne dépassent pas 5% de la valeur de la production s’élève à plus de 3 milliards aux Etats-Unis, contre 1,4 milliards en Europe.
Ainsi, sur ces 11,9 milliards de dollars de versements CFAP notifiés pour l’année 2019/2020, on n’en retiendra finalement que 10,1 en boîte orange. Grâce au régime des minimis, les 34,5 milliards d’aides directes déclarées par les Etats-Unis à l’OMC pour l’année fiscale 2020 se transformeront finalement en 18,2 milliards, juste assez pour rester sous leur plafond admissible de 19 milliards de boite orange. Presque de quoi être admiratif…
Renforcement discret mais palpable des soutiens directs outre-Atlantique, au contraire des tendances européennes
Ce recours aux aides de minimis semble être une habitude bien rodée chez nos voisins outre-Atlantique, puisque leur montant est en nette augmentation depuis 2015 (année d’abandon des aides découplées), leur permettant de ne jamais dépasser la barre des 19 milliards admissibles malgré un recours croissant aux aides à effet distorsif… Du moins officiellement, puisqu’en réalité ce seuil a été dépassé sur les campagnes 2018 et 2019 lorsqu’on qu’on intègre les aides de minimis.
Figure 1: Evolution des dépenses classées en boîte orange et en aides de minimis aux Etats-Unis, en euros courants, source Agriculture Stratégies d’après notifications OMC
En comparaison, l’UE, qui dispose pourtant d’un plafond de 72,3 milliards d’euros en boîte orange, a dépensé sur l’année 2019/2020 seulement 5,3 milliards en soutiens réputés distorsifs, 68,5 en boîte verte et 4,9 en boîte bleue et se comporte comme une oie blanche par rapport aux Américains, sans avoir recours aux mêmes stratagèmes. Sur la période 2010-2018, cette stratégie a même permis aux Etats-Unis d’avoir officiellement un niveau de soutiens en boîte orange inférieur à celui de l’UE, alors qu’en incluant les aides de minimis ce soutien était en réalité supérieur, ce dont les Etats-Unis sont d’ailleurs parfaitement conscients[2]. Rapportés en euros constants, le changement de stratégie américaine et la différence de conduite entre les deux puissances est clairement observable à partir de 2012.
Figure 2 : Evolution comparée des dépenses classées en boîte orange et en aides de minimis aux Etats-Unis et pour l’Union Européenne en millions d’euros constants (2020), source Agriculture Stratégies d’après notifications OMC
Ce changement de la politique américaine est même visible depuis 2010, lorsqu’on inclut dans les comparaisons l’ensemble des aides au secteur dont l’aide alimentaire. Tandis que l’UE s’est stabilisée autour d’un niveau réduit de soutien, les Etats-Unis ont renforcé considérablement le leur et l’adaptent en fonction des besoins.
Figure 3 : Evolution comparée de l’ensemble des aides au secteur agricole aux Etats-Unis et pour l’Union Européenne en millions d’euros constants (2020)
Depuis 2010, le gouvernement américain finance donc davantage d’aides au secteur agricole que l’Union Européenne, qu’il s’agisse d’aides distorsives, ou de l’ensemble des aides considérées, qu’on les considère en euros constants ou rapportées à la valeur de la production.
N’en déplaise aux adorateurs de l’OMC, on peut constater que si les montants dépensés en faveur des farmers de 2019 à 2021 ont bien attiré l’œil des partenaires commerciaux des Etats-Unis qui ont émis des questions dans le cadre de discussions à l’OMC, ils n’ont pourtant pas pour le moment donné lieu à des plaintes, malgré les réponses évasives voire les non-réponses américaines[3]. Alors que les Etats-Unis ne se privent pourtant pas de déposer les plaintes sur le soutien agricole des autres pays : après avoir attaqué la Chine avec succès en 2016 sur le niveau de prix garanti des céréales, les Etats-Unis ont en 2018 attaqué les aides découplées européennes dans le cadre de l’affaire des olives de table espagnoles, cette fois sans réussite puisque l’OMC a donné raison à l’UE.
Est-ce que le mépris des Etats-Unis pour les règles de l’OMC finira par être sanctionné ? Alors que le nouveau Farm Bill qui s’appliquera à compter d’octobre 2023 est en gestation, les notifications américaines de la période 2020/2021 risque d’être scrutées de près et de faire l’objet de vifs échanges à l’OMC, puisqu’il est certain que cette fois, le régime des aides de minimis ne pourra suffire à masquer l’ampleur des aides accordées au secteur agricole, qui aura pour conséquence un manquement des Etats-Unis à leurs engagements via le large dépassement du seuil de la boîte orange[4]. Avec quelles conséquences à la clé ? Rappelons que le fonctionnement de l’OMC est bloqué depuis 2019 justement à cause des Etats-Unis qui ont refusé de nommer de nouveaux juges chargés d’arbitrer les conflits internationaux au sein de l’organe de règlement des différends. Si cette violation flagrante des règles de l’OMC n’est pas sanctionnée, cela pourrait signifier la fin des règles du commerce international. Comment pourra alors réagir une Europe fragilisée au plan énergétique et qui risque de se désunir dans des postures nationales divergentes face au conflit en Ukraine et manifestant un tropisme marqué pour la protection de l’Otan …et donc des USA ?
Le 28 septembre 2022
Alessandra Kirsch, Directrice des études d’Agriculture Stratégies
[1] https://www.ers.usda.gov/data-products/farm-income-and-wealth-statistics/government-payments-by-program/
[2] Voir le rapport du centre de recherche du Congrès sur le sujet : https://crsreports.congress.gov/product/pdf/R/R46811/2
[3] https://agims-qna.wto.org/public/Pages/fr/ViewQnA_Validated.aspx?officialID=94039&caller=http://agims-qna.wto.org/public/Pages/fr/SearchResult.aspx
[4] https://crsreports.congress.gov/product/pdf/R/R46577