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Alors que l’adoption de cette PAC n’en finit pas de trainer en longueur (une vingtaine de PSN n’ont pas encore été ratifiés), l’adoption de dérogations pour sa première année d’application démontre à nouveau une absence de cap stratégique européen, et donne le sentiment d’un pilotage au gré des vents, qui n’est pas à la hauteur des enjeux et n’aboutit qu’au renforcement des distorsions de concurrence entre Etats-Membres.
PSN : à peine validé et déjà assorti de dérogations incompréhensibles
Le PSN français vient d’être validé, et est aussitôt assorti de l’annonce d’une dérogation à deux obligations supposément communes aux 27 : les BCAE 7 et 8. Par BCAE, comprenez Bonnes conditions agroenvironnementales, un ensemble de contraintes érigées au niveau de la Commission et dont le respect est obligatoire pour toucher les aides, et déclinées (comme désormais presque tous les éléments « communs » de cette PAC) par Etat-Membres. Comme pour les écorégimes, ce sont en effet les Etats-Membres qui décident des modalités d’application de ces obligations (désormais sous contrôle théorique de la Commission via la validation des PSN).
Les BCAE 7 et 8 sont les obligations de rotation des cultures et de respect d’une surface minimale en jachère ou infrastructures agroécologiques. Après une longue bataille auprès des instances bruxelloises dans le but de remplacer l’idée de rotation par une diversification qu’elle a fini par perdre, la France a ainsi défini pour sa BCAE 7 deux obligations :
- Une obligation annuelle : sur au moins 35% de la surface en culture, la culture principale doit différer de la culture de l’année précédente, à défaut de quoi une culture secondaire doit être mise en place. C’est cette disposition qui fait l’objet de la dérogation exceptionnelle pour la campagne 2023.
- Une obligation pluriannuelle : à compter de 2025, sur chaque parcelle, on doit constater, sur la campagne en cours et les trois campagnes précédentes, au moins deux cultures principales différentes, ou bien qu’une culture secondaire ait été mise en place chaque année.
Pour la jachère c’est (presque) plus simple, les agriculteurs ont le choix entre :
- au moins 4% d’infrastructures agroécologiques (IAE) et terres en jachères (haies, murets, bosquets…, surfaces en jachères et bordures enherbées) sur ses terres arables.
- ou au moins 7% d’IAE, terres en jachères, cultures dérobées et fixatrices d’azote (sans utilisation de phytos) dont au minimum 3% d’IAE et terres en jachères.
Ces obligations devaient entrer en vigueur en 2023, sauf que, face aux nécessités du commerce mondial, la Commission a autorisé la possibilité d’y déroger pour cette première année d’application. En résumé, les agriculteurs pourront sur leurs parcelles implanter la même culture que l’année précédente, sans nécessité d’implanter une culture secondaire, et pourront comme en 2022 cultiver les surfaces en jachères.
Des choix irrationnels supposés combler les déficits ukrainien et russe
Au motif de cette dérogation, la Commission avance dans sa communication la nécessité de produire plus, mais seulement pour l’alimentation humaine, afin de combler le déficit Ukrainien et Russe (« La production mondiale de blé, notamment, est menacée à la fois par le choc de l’offre lié à la taille de la part de l’Ukraine et de la Russie sur les marchés du blé »). Soja et maïs, destinés principalement à l’alimentation animale, ne pourront pas être cultivés sur les surfaces théoriquement destinées aux jachères.
Et c’est bien là que l’incompétence de nos décideurs européens consterne. L’Ukraine représente 20% des exportations mondiales de maïs, et les prix du blé et du maïs sont fortement corrélés. Elle représente également 20% des exportations de colza et plus de 50% des exportations de tournesol, dont les tourteaux, comme le tourteau de soja, sont dédiés à l’alimentation animale. Dans la poursuite de l’année précédente, 2022 est marquée par l’envolée des prix du soja, la pénurie de tourteau de soja non OGM s’est vu renforcée par la réduction des disponibilités de tourteau de tournesol HiPro ukrainien. Pour autant, les difficultés de l’industrie de l’alimentation animale et des éleveurs confrontés à une augmentation inédite des prix de l’alimentation n’ont manifestement pas pénétré les consciences bruxelloises, qui poursuivent dans leur schizophrénie en autorisant plutôt l’importation d’une nouvelle variété de maïs OGM en juin dernier[1].
Quant à l’argumentation sur le choc de l’offre de la Russie, celle-ci pose question, puisqu’officiellement, la Russie a obtenu la levée des sanctions qui l’empêchaient de vendre céréales et engrais en contrepartie de l’ouverture du corridor sécurisé de la mer Noire qui permet d’exporter enfin les céréales ukrainiennes en stock. On peut d’ailleurs noter que l’annonce de l’autorisation des dérogations a eu lieu exactement le même jour que celui de la signature de l’accord entre la Russie, l’Ukraine et l’ONU…
Bref, au diable les justifications, l’UE espère donc que ses paysans vont cultiver un maximum de blé sur des surfaces habituellement dédiées à la jachère. Alors que le prix des engrais s’est envolé depuis un an et que leur disponibilité est incertaine, est-il raisonnable d’envisager que les producteurs vont remettre en culture leurs terres moins productives alors que l’ombre d’un retournement des marchés agricoles plane ? Avec un prix des intrants si élevé et un prix de vente incertain, il est pourtant plus probable de voir les agriculteurs réserver les engrais aux meilleures terres et ajuster leur assolement vers des cultures les moins risquées et les moins gourmandes possibles. Soit dit en passant, le soja lui, au moins, ne nécessitait pas de fertilisation azotée et permettait de réduire les besoins de la culture suivante…
Des distorsions intra-européennes accrues
Cette dérogation n’est pas accordée d’office, elle doit être sollicitée par l’Etat Membre. La France, la Suède et l’Italie s’en sont d’ores et déjà saisies, mais elle engendrera des distorsions de concurrence avec les Etats-Membres qui ne la solliciteront pas.
Néanmoins, les règles de la PAC deviennent si peu communes qu’on en vient à se demander si cela aura une réelle importance. Il faut désormais fouiller de façon approfondie dans les PSN pour connaitre les conditions d’application des BCAE ou des écorégimes, ou encore dans les taux d’aides. Une récente analyse montre ainsi que la répartition des aides au sein du premier comme du second pilier fait désormais l’objet de grandes disparités au sein des Etats-Membres[2].
Et les distorsions se poursuivent même en dehors de la PAC. D’après Agra, « Les distributeurs, FNA (négoce agricole) et La Coopération agricole Métiers du grain, signalent des inégalités en Europe concernant les sanctions prises contre la Russie dans le secteur des engrais, les achats auprès d’EuroChem étant «interdits» pour les distributeurs français contrairement à d’autres. «On nous interdit d’acheter les engrais d’EuroChem», affirment-ils, chiffrant à 800 000 t/an l’approvisionnement habituel de ce fournisseur. «C’est le troisième fournisseur du marché français», avec des volumes équivalant aux besoins d’engrais azotés d’1 Mha de blé sur quelque 5 Mha, insistent les distributeurs. » A l’heure actuelle, toute restriction en matière d’approvisionnement en engrais azoté n’est pas à prendre à la légère. Les tensions sont telles que la Commission a proposé de supprimer les droits de douane sur les engrais azotés, alors qu’elle prépare sa stratégie pour diminuer l’utilisation de ceux-ci de moitié et qu’ils sont supposés faire partie du périmètre concerné par le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières.
Par ailleurs, certains Etats membres (dont la France ne fait pas partie) ont profité de la possibilité offerte par la Commission pour demander des dérogations sur l’alimentation animale en bio. Leurs agriculteurs peuvent désormais utiliser des aliments protéiques non biologiques (est-ce le moment de reparler production de soja ?) dans leurs élevages en conservant la certification bio. Tandis que les autres continuent à payer le prix fort.
Quand nécessité fait loi, on ne peut que constater avec regrets l’absence de cap stratégique et de réponse coordonnée propre à l’Union Européenne, incapable d’ajuster sa politique agro-alimentaire à l’époque troublée que nous traversons actuellement. Il serait pourtant plus que temps de remettre l’agriculture au cœur des priorités de l’Europe, les événements récents ayant démontré à quel point l’alimentation est une arme stratégique.
Alessandra Kirsch, Directrice des études d’Agriculture Stratégies
Le 7 septembre 2022
[1] https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/en/MEX_22_4226 et pour le détail des 41 variétés de maïs OGM dont la commercialisation pour l’alimentation humaine et/ou animale est autorisée en UE voir : https://webgate.ec.europa.eu/dyna2/gm-register/https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/en/MEX_22_4226
[2] https://www.thuenen.de/media/publikationen/thuenen-workingpaper/ThuenenWorkingPaper_191a.pdf