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Bonjour,
Alors que l’adoption de cette PAC n’en finit pas de trainer en longueur, l’adoption de dérogations pour sa première année d’application démontre à nouveau une absence de cap stratégique européen, et donne le sentiment d’un pilotage au gré des vents, qui n’est pas à la hauteur des enjeux et n’aboutit qu’au renforcement des distorsions de concurrence entre Etats-Membres. Ainsi, deux BCAE vont dès 2023 faire l’objet de dérogations : la jachère et la rotation des cultures. On aura le droit de cultiver davantage, mais uniquement pour l’alimentation humaine, donc pas de maïs ni de soja selon la vision de la Commission.
Alors que prix du blé et prix du maïs sont corrélés. Alors que la récolte de maïs a été mauvaise, qu’il est compliqué de trouver du soja non OGM, et que les prix de l’alimentation animale atteignent des sommets. Alors qu’on vient d’autoriser d’importer une nouvelle variété de maïs OGM supplémentaire. Alors qu’il est compliqué de trouver des engrais azotés (et que le soja n’en a pas besoin). Les dérogations s’appliqueront pour les Etats-Membres qui les sollicitent, générant de nouvelles distorsions de concurrence intra-UE, à l’image du secteur animal bio, où il est désormais possible de solliciter des dérogations pour alimenter des animaux bio avec des matières protéiques non bio.
Pendant ce temps les Etats-Unis ont fortement réarmé leur politique agricole, déclinée via le Farm Bill. Nous avons mené une analyse étendue en trois articles, qui permettent d’apprécier le gap stratégique, budgétaire et plus largement politique qui sépare l’Europe des Etats-Unis.
Le premier : Explosion des dépenses du Farm Bill pour faire face à trois ans de crise
Alors qu’en Europe, le vote du cadre financier pluriannuel conditionne le budget de la PAC pour 7 ans et que les priorités politiques doivent ensuite s’adapter pour utiliser au mieux ces ressources, le Farm Bill n’a pas de budget contraint. Aux Etats-Unis, des estimations du coût de la politique sont faites en fonction des orientations décidées, et les dépenses effectives peuvent s’écarter des prévisions budgétaires. Le Farm bill a pour objectif principal de soutenir, quelles que soient les circonstances, le revenu des farmers américains, mais aussi les filières agroalimentaires qui en découlent. Les outils d’intervention sont variés et adaptables (assurances, aides contracycliques, aides de crise…) et un socle d’aide alimentaire qui en représente 75% des crédits assure une formidable base de soutien, associée à des objectifs à caractère social, là où l’Union européenne distribue 150 fois moins de crédits. Au total, le Farm bill 2019-2023 aura consacré probablement le double des crédits prévus (plus de 800 milliards de dollars selon la trajectoire 2019-2022 au lieu de 424 Milliards prévus au départ), là où l’Europe est contrainte par des engagements pluriannuels qui ne cessent de diminuer.
Le deuxième : Protéger le chiffre d’affaires des agriculteurs : une priorité américaine
Le gouvernement français vient de modifier les règles de l’assurance récolte ; cela suffira-t-il à faire aussi bien que nos voisins américains chez qui 85% de la surface des cultures principales (maïs, soja, blé et coton) est assurée ? Alors que le monde agricole craint pour la campagne 2023 les effets d’un ciseau des prix à venir, caractérisé par une baisse des prix associé à un maintien du haut niveau des charges, il est ainsi intéressant de se pencher sur les mécanismes du Farm Bill qui permettent de protéger jusqu’à la marge des agriculteurs américains.
Les farmers peuvent en effet compter sur un dispositif à plusieurs étages dont la combinaison assurance récolte/aides contracycliques permet une protection efficace du chiffre d’affaires des farmers. L’assurance et les aides contracycliques sont souvent confondues en France, alors qu’elles visent deux objectifs distincts : l’assurance récolte offre une protection pour l’année en cours, vis-à-vis des risques (prix/rendement) qui interviennent post-semis. Mais si les prix de marchés projetés sont déjà peu élevés au moment des semis, elle ne suffit pas à protéger le revenu agricole, et c’est là que les aides contracycliques prennent tout leur sens, puisqu’elles visent à garantir un niveau de prix minimum et/ou de chiffre d’affaires consolidé dans la durée.
Le troisième : Les Etats-Unis et leur interprétation flexible des règles de l’OMC
La conformité vis-à-vis des règles de l’OMC est un des arguments les plus souvent avancés pour justifier l’immobilisme de la PAC et son obstination dans l’utilisation d’aides découplées inefficaces qu’elle est seule à défendre. Pourtant, outre Atlantique, nos concurrents américains ont abandonné les aides découplées depuis 2014, les remplaçant par des aides dont le niveau varie selon les prix de marché, pourtant considérées comme distorsives, sans subir aucune représailles. Alors que l’UE suit les règles de l’OMC à la lettre et a considérablement réduit l’ensemble de ses soutiens et en particulier ses soutiens distorsifs au cours des 20 dernières années, les Etats-Unis suivent une trajectoire inverse, et renforcent discrètement mais fermement leurs soutiens directs sur la période récente. Cet article permet de comprendre comment les Etats-Unis parviennent ainsi à contourner des règles supposément contraignantes, et finissent même par les ignorer sur la période récente. S’il n’est pas mis fin à ce détournement flagrant cela fragiliserait durablement la portée des règles du commerce international.
Bonne lecture,
Jacques Carles, Président d’Agriculture Stratégies
Le 5 octobre 2022