ArchivesPolitique et économie agricoles en FranceSouveraineté alimentaire

Perte de compétitivité de la ferme France : la faute à la politique de montée en gamme ?

Télécharger le PDF


Trois ans après la rédaction d’un premier rapport sur le sujet, trois sénateurs, Laurent Duplomb, Pierre Louault et Serge Mérillou, dressent un sombre tableau de la compétitivité agricole française [1]. Le rapport de 2019 du Sénateur Duplomb avait été le premier à sonner l’alerte à partir d’un état des lieux chiffré de l’érosion inquiétante de notre balance commerciale, suivi en 2021 de plusieurs rapports actualisant des chiffres de plus en plus alarmants (France AgriMer, rapport Bayrou, Chambres d’agriculture de France)[2]. Le document paru en septembre 2022 est étayé par cinq exemples de filières dont la compétitivité est menacée : la tomate, le poulet, le blé, les produits laitiers et la pomme. Les trajectoires présentées illustrent les périls qui menacent l’agriculture et l’agroalimentaire français. A la lumière de ces éléments, les auteurs proposent plusieurs recommandations visant à enrayer la baisse de la compétitivité.

Constat : malgré un rebond en 2021, la balance commerciale de la France se dégrade

Le fait n’est désormais plus nouveau, le solde commercial français se dégrade, contrairement à celui des autres pays européens [3]. Nous l’avons d’ailleurs détaillé dans notre article paru en début d’année, en comparant les conclusions issues des différents rapports publiés récemment. Les produits agricoles et agroalimentaires représentent encore le troisième excédent français à l’exportation et la France reste le principal producteur agricole européen. Cependant, ses exportations augmentent moins vite que ses importations, qui représentent maintenant près de la moitié de notre alimentation, y compris dans les secteurs comme le porc où la production dépasse nos besoins en consommation. Elle est ainsi passée du 2ème au 5ème rang dans le classement des exportateurs mondiaux de produits agricoles et agroalimentaires.
En 2021, le solde commercial français s’élève à 8 milliards d’euros. C’est 3,4% de plus qu’en 2019, principalement en raison de la reprise des exportations de vins et spiritueux[4], branche dont le solde s’élève à 14,2 milliards d’euros, et constituant ainsi le fleuron d’un secteur agroalimentaire qui n’arrive pas à valoriser correctement le reste de ses produits. C’est aussi 33% de moins qu’en 2011, où le solde atteignait 11,9 milliards d’euros, la part liée aux produits bruts et autres produits transformés étant en diminution depuis 2011.

Figure 1 : évolution des importations, exportations et du solde des échanges agroalimentaires, source Panorama des IAA 2022

Deux phénomènes se structurent donc dans la durée :
– La tendance asymptotique d’un solde nul pouvant devenir négatif dans les prochaines années du solde des produits agricoles
– Le maintien d’un niveau stable du solde des produits des industries agroalimentaires, qui, déduction faite des exportations de vins et spiritueux est également nul
Cette situation qui va en se dégradant est directement liée à la perte de compétitivité du secteur agricole et agroalimentaire français[5].

Causes : la stratégie de montée en gamme menée par le gouvernement a accentué cette tendance

Le rapport relie la perte de compétitivité à la stratégie du « tout montée en gamme » menée par la majorité gouvernementale depuis 2017. Les coûts de production français, notamment du travail, étant trop élevés pour concurrencer les autres pays producteurs, la stratégie annoncée consiste à améliorer la qualité des produits pour se recentrer sur des marchés de niche à haute valeur ajoutée, quitte à perdre ceux de basse ou moyenne gamme. En conséquence, ces marchés de base ont été captés par des produits d’importation répondant à des standards inférieurs aux exigences des normes françaises. Les auteurs du rapport qualifient ce phénomène d’effet « poulet du dimanche » suite à leur analyse de la filière volaille. Alors que la production est orientée vers la volaille de qualité (15% de la production est sous Label Rouge), les Français se tournent progressivement vers la découpe et les produits élaborés, dont seulement 16% proviennent de poulets sous SIQO. Le marché du poulet standard, qui concerne les volumes les plus importants, est donc ouvert aux importations. Ainsi, alors que la part des importations dans la consommation de poulet était d’environ 20% au début des années 2000, elle atteint 44% en 2020.

Solde commercial de la filière poulet française entre 2004 et 2021 - exports, imports et balance commerciale UE27 et pays tiers
Figure 2 : solde commercial de la filière poulet française, rapport Duplomb d’après France AgriMer

C’est à cette stratégie du « tout montée en gamme » que les rapporteurs imputent les facteurs avancés pour expliquer la perte de compétitivité. Parmi eux, l’importance des coûts de production, soulignée pour les cinq filières étudiées dans le rapport, bien que dans des proportions variables. Si le coût du travail français est souvent cité comme élevé par rapport au reste de l’UE, les consommations intermédiaires et la mécanisation sont aussi plus importantes en France.
Le poids de la fiscalité française et de la réglementation est également mis en avant. Le poids des impôts sur la production par rapport à la valeur ajoutée était ainsi de 5,7% en 2017, contre 0,7% en Allemagne ou 1,7% en Espagne [6]. Concernant la réglementation, les auteurs pointent les surtranspositions de la législation européenne dans le droit français et la rigueur de la réglementation sur les produits phytosanitaires au niveau national, entraînant des inégalités entre les producteurs de France et du reste de l’Europe. Les auteurs insistent sur différents points : le nombre de substances actives autorisées en France inférieur à la moyenne européenne, la procédure d’autorisation de mise sur le marché d’une substance plus longue en France, alors que des molécules moins néfastes pour l’environnement pourraient être proposées comme alternatives à des substances interdites. C’est le cas du cyantraniliprole, un insecticide permettant de lutter contre des ravageurs du colza pour lesquels la seule autre molécule encore efficace (le phosmet) sera interdite en novembre 2022. En l’absence d’autorisation par l’Anses, le cyantraniliprole est actuellement autorisé uniquement par dérogation, alors qu’il est déjà autorisé ailleurs en Europe [7].
Enfin, les consommateurs étrangers comprennent mal la plus-value des produits français, de meilleure qualité certes, mais plus chers. Sur ce point, la France pourrait s’inspirer du modèle italien, qui donne une image plus accessible de ses produits locaux par rapport aux produits français, jugés plus élitistes et moins faciles d’accès. En faisant le lien entre produit et recette typiquement italienne, il exporte à la fois sa cuisine et ses produits.

Recommandations : Pour inverser la tendance, réduire les charges des agriculteurs et affirmer la qualité des produits français sur les marchés intérieur et extérieur

Pour inverser la tendance et retrouver de la compétitivité, donc des parts de marché, les rapporteurs proposent 24 recommandations que nous ne reprendrons pas toutes dans cet article vu leur nombre. Elles sont réparties en cinq grands axes. Le premier annonce la couleur, il s’agit de « faire de la compétitivité de la ferme France un objectif politique prioritaire ». Les axes suivants visent la maîtrise des charges de production, l’innovation dans le domaine environnemental, ou encore la protection de l’agriculture française face à la concurrence. Si certaines mesures proposées pour répondre à ces grands objectifs nous semblent particulièrement intéressantes, d’autres nous interrogent davantage.
Notamment, le soutien aux investissements des exploitations agricoles est un levier envisagé dans pas moins de cinq recommandations pour accompagner la mécanisation dans les secteurs les plus intensifs en main d’œuvre, favoriser le renouvellement de l’appareil productif ou encore améliorer la résilience des exploitations face au changement climatique. Cet outil doit toutefois être employé avec prudence, en prenant en compte la capacité des agriculteurs à faire face aux engagements financiers induits par ces investissements. Les aides étant plafonnées ou limitées à une partie du montant total de l’investissement, le reste à charge peut être encore trop important pour l’agriculteur, fragilisant la situation économique de l’exploitation. Le poids des amortissements et de l’endettement est en effet déjà plus important en France que dans le reste de l’Europe, et grève ainsi la rentabilité des exploitations.
Au contraire, l’axe consacré à la place des produits français sur les marchés intérieur et extérieur nous apparait essentiel. Il semble urgent et nécessaire d’adopter une stratégie plus ambitieuse de promotion des produits français à l’étranger à l’instar de l’Italie, sans oublier de « reconquérir l’assiette des Français » en ciblant la restauration collective via la commande publique et en améliorant l’affichage de l’origine des produits et ingrédients.

Ce rapport a le mérite d’étayer et d’actualiser les constats faits dans le rapport de 2019 avant la crise sanitaire et la guerre en Ukraine. Il reflète une prise de position sénatoriale beaucoup plus critique envers la stratégie agricole gouvernementale. Ses recommandations décrivent clairement la trajectoire d’un changement de cap, vers une fluidification de la législation française, des investissements massifs dans la filière et davantage de moyens pour contrôler la qualité des produits. On peut regretter que le rapport ne fasse pas davantage le lien avec l’outil de transformation national, qui crée une part importante de la valeur du produit final car la compétitivité des produits français dépend aussi de la compétitivité de l’aval. Or celle-ci ne s’améliorera pas sans une modernisation des outils de transformation et une reconquête du marché intérieur, qui dépend étroitement d’une sensibilisation des consommateurs et des industriels à l’intérêt d’acheter français.

Lore-Elène Jan, consultante Agriculture Stratégies
Le 15 novembre 2022

[1] https://www.senat.fr/rap/r21-905/r21-9051.pdf

[2] Le rapport France AgriMer : https://www.franceagrimer.fr/content/download/66944/document/20210623_Rapport%20comp%C3%A9titivit%C3%A9%202020.pdf

Le rapport Bayrou : https://www.gouvernement.fr/l-agriculture-enjeu-de-reconquete

Le rapport Chambres d’Agriculture de France : https://chambres-agriculture.fr/fileadmin/user_upload/National/FAL_commun/publications/National/Rapport_Competitivite_Janvier_APCA_2021.pdf

[3] Le rapport Duplomb 2019 : https://www.senat.fr/notice-rapport/2018/r18-528-notice.html

[4] https://agriculture.gouv.fr/le-panorama-des-industries-agroalimentaires

[5] https://www.tresor.economie.gouv.fr/Articles/2018/10/16/tresor-eco-n-230-comment-expliquer-la-reduction-de-l-excedent-commercial-agricole-et-agro-alimentaire

[6]https://www.franceagrimer.fr/content/download/66944/document/20210623_Rapport%20comp%C3%A9titivit%C3%A9%202020.pdf

[2] https://www.syngenta.fr/cultures/colza/article-insecticide/colza-derogation-minecto-gold

Articles similaires

Bouton retour en haut de la page