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Améliorer le revenu des agriculteurs était un des objectifs de la PAC figurant dans le traité de Rome. Près de 70 ans plus tard, la question du revenu est toujours d’actualité. Comment les pouvoirs publics peuvent-ils participer à assurer un tel revenu aux agriculteurs d’aujourd’hui et de demain ? C’est l’épineuse question à laquelle s’est attaqué un rapport du CGAAER[1]. La mission s’est appuyée sur l’analyse rétrospective des 30 dernières années pour identifier les évolutions possibles du revenu agricole d’ici 2030, et comment et avec quels outils les pouvoirs publics peuvent agir. L’analyse, qui s’appuie sur un ensemble de données varié, met en avant la complexité de la mesure du revenu agricole et son hétérogénéité suivant les exploitations. Elle démontre que le revenu de l’ensemble du secteur agricole est en diminution depuis trente ans, mais que, le nombre d’exploitations ayant fortement diminué, le revenu par actif tend à augmenter, au prix cependant d’une augmentation de l’intensité en capital et en travail. Le prix des produits agricoles ayant baissé, pour gagner autant, il faut désormais investir et travailler davantage. A partir de ces résultats, les auteurs émettent plusieurs recommandations pour l’action publique, notamment sur la régulation des marchés.
Le revenu agricole, une notion aux multiples facettes
Le revenu agricole possède des définitions variées et est mesuré grâce à différents indicateurs. Les données publiques comptent deux approches de référence complémentaires.
L’approche macro-économique permet de comprendre les grandes évolutions du secteur, notamment de considérer si en tendance le secteur a produit davantage de valeur. Cette approche porte sur l’ensemble du secteur agricole, comme s’il s’agissait d’une seule et même immense ferme qui s’étale sur toute la France. Elle utilise des indicateurs comme la valeur ajoutée brute (la valeur de la production moins celle des consommations) ou au coût des facteurs (elle prend alors en compte impôts et subventions et permet de rémunérer le travail et le capital), ou encore le résultat de la branche agricole, qui représente le revenu restant après avoir payé les salariés et les fermages.
L’autre approche, micro-économique, fournit des indicateurs de performance économique à l’échelle de l’exploitation agricole, via l’analyse des comptabilités individuelles. Elle permet d’observer l’évolution de cette performance, mais aussi de comparer des groupes d’exploitations entre eux.
La combinaison des approches permet d’affiner l’analyse des résultats : alors que la valeur ajoutée au coût des facteurs a perdu 20% en 30 ans, ce même indicateur rapporté à l’unité de travail est en progression, en raison de la baisse du nombre d’actifs agricoles. Ainsi, si le revenu du secteur a diminué, le revenu moyen par actif, lui, a augmenté, malgré une variabilité croissante depuis 2005. Le revenu disponible par actif (EBE par UTANS), qui permet à l’agriculteur de se rémunérer et de développer sa ferme, n’a pas suivi la même progression.
Ces chiffres donnent une vue d’ensemble de l’évolution du revenu agricole français, mais ils ne rendent pas compte de la diversité des exploitations françaises, dont le revenu est très hétérogène selon le type de productions. C’est l’intérêt de l’approche micro-économique, dont les résultats montrent par exemple que les élevages d’herbivores (bovins, ovins, caprins) ont des revenus presque toujours inférieurs à la moyenne, tandis que ceux des exploitations de grandes cultures et les élevages porcins sont particulièrement volatils. Au sein même de ces différentes catégories, les revenus varient fortement : les 10% d’exploitations les mieux dotées ont un EBE[2] par actif non salarié 14 fois supérieur aux 10% les plus en difficulté !
Un revenu modelé par les évolutions de l’agriculture française
En 30 ans, l’agriculture française a connu d’importantes évolutions. Le nombre d’exploitations agricoles a diminué de 60% et la population active agricole de 50%. Dans le même temps, la valeur des productions a diminué (de 22% entre 1990 et 2020 en euros constants), compensée par une augmentation des volumes produits. Malgré cela, la valeur créée par exploitation a augmenté grâce à une amélioration de la productivité, ce qui a eu des conséquences importantes sur la structure des exploitations : ces dernières se sont modernisées, au prix d’une augmentation du capital et du travail fourni par exploitation. Les exploitations ont en effet dû investir pour parvenir à cette performance. Mais puisque la valeur des produits agricoles a baissé, les fermes valent désormais plus cher pour parvenir à produire un même niveau de richesse[3]. Ainsi, pour produire 10 000 euros de richesse, une exploitation mobilise en moyenne 55 860 euros de capital en 2020, contre 46 010 euros en 1990. L’augmentation de l’intensité capitalistique pose la question de la transmission des exploitations : un agriculteur souhaitant s’installer doit investir davantage qu’il y a trente ans pour reprendre une ferme.
Par ailleurs, alors que la productivité du travail a augmenté (un ETP permet de produire un volume plus important), il faut pourtant un nombre d’emplois plus important pour parvenir à créer la même richesse.
Tableau 2: évolution de l’intensité en capital et en travail entre 1990 et 2020 (source rapport CGAAER, traitement Agriculture Stratégies)
1990 | 2020 | Evolution | |
Capital (actif moyen par exploitation) | 300 199 € | 476 500 € | +59% |
Richesse produite par exploitation | 65 247 € | 85 300 € | +31% |
Nombre d’emplois agricoles par exploitation | 1,73 | 1,99 | +15% |
Intensité en capital (€ mobilisés pour produire 10 000 € de richesse) | 46 010 € | 55 860 € | +21% |
Intensité en travail (nombre d’emplois pour produire 10 000 € de richesse) | 0,23 | 0,26 | +13% |
Les marchés et les soutiens publics sont deux déterminants essentiels du revenu agricole
Les auteurs du rapport identifient plusieurs déterminants du revenu agricole, le principal portant sur les marchés des produits agricoles et alimentaires, ainsi que ceux des intrants. L’augmentation de leur volatilité au cours des dernières années contribue à fragiliser le revenu des agriculteurs. Le manque de visibilité sur les cours complexifie en effet leur prise de décisions, que ce soit sur l’achat des intrants ou la vente des produits, mais aussi sur le changement vers des pratiques plus respectueuses de l’environnement.
Par ailleurs, si la productivité des exploitations a progressé, les auteurs du rapport relèvent que les gains réalisés par les éleveurs ont essentiellement bénéficié à l’aval de la filière. En effet, la consommation alimentaire a progressé en valeur, contrairement à la production agricole. Cela s’explique par le fait que ce sont les autres maillons de la chaîne qui ont bénéficié de l’augmentation de la valeur de la consommation alimentaire, au détriment de l’agriculture. La part de la valeur ajoutée de l’agriculture dans la consommation alimentaire a ainsi perdu 10% entre 2010 et 2017, quand la valeur de la consommation alimentaire augmentait de 15%.
Les auteurs du rapport mentionnent un autre déterminant du revenu agricole qui nous paraît essentiel : les politiques publiques, qui ont un effet sur le revenu via les aides versées aux agriculteurs, mais aussi à travers les normes qu’elles fixent. Le niveau d’aides publiques est en diminution constante depuis 2003. Pourtant, les aides ont un rôle important dans le revenu des exploitations : en 2019, les aides directes représentaient 74% du revenu courant avant impôt (RCAI) en moyenne. Jusque dans les années 90, les aides étaient couplées à la production. Le découplage progressif des aides, maintenant liées à la surface, a déconnecté le soutien des fluctuations du marché, pourtant de plus en plus importantes.
Les politiques publiques actuelles manqueraient-elles donc leur cible ? Si elles jouent un rôle important dans le revenu des agriculteurs, elles n’ont en effet pas réussi à accompagner le développement d’un secteur pourtant stratégique pour la souveraineté alimentaire française.
Dans les prochaines années, les agriculteurs devront continuer à s’adapter dans un monde de plus en plus incertain, que ce soit sur les marchés ou dans les champs, avec une augmentation de la fréquence et de l’intensité des aléas. Comment prévoir l’évolution des prix des produits et des intrants à moyen terme, alors que de nombreux facteurs d’incertitude rendent les prévisions complexes rien que pour l’année prochaine ? L’évolution des normes en lien avec la transition agro-écologique, mais aussi le développement des nouvelles technologies (numérique, génétique) devrait également jouer sur les pratiques et coûts de production des agriculteurs, donc sur leurs revenus.
La régulation des marchés, indispensable pour consolider le revenu agricole
Face à ces constats, les auteurs émettent sept recommandations pour améliorer l’action publique en lien avec le revenu agricole ; la dernière d’entre elles porte sur la gestion du marché, qui nous parait particulièrement pertinente.
Les auteurs du rapport l’affirment à plusieurs reprises, le marché est le déterminant principal du revenu agricole, qu’il affecte notamment par sa volatilité. Les marchés des produits comme des intrants étant très ouverts, ils sont sensibles aux variations des prix mondiaux, mais aussi aux importations des pays tiers, soumises à de plus faibles exigences réglementaires et aux coûts de production et prix de vente inférieurs.
Améliorer le fonctionnement du marché est donc indispensable pour que les agriculteurs puissent acheter et vendre au prix le plus juste, pour eux comme pour le reste de la filière. Le rééquilibrage des relations entre acteurs économiques, initié avec la loi Egalim, doit être poursuivi, tout comme l’organisation économique des producteurs pour répondre au mieux à une demande de plus en plus segmentée. Les consommateurs doivent également être sensibilisés à la part du coût de production dans le prix de vente du produit, indispensable pour qu’ils perçoivent et acceptent l’augmentation des prix associée aux changements de pratiques.
Au vu de tous ces éléments, les auteurs recommandent d’« explorer les différentes possibilités de reconception d’un système de régulation des marchés en vue de la nouvelle programmation de la PAC post 2027 », et ce, « sans attendre les échéances de renégociation de la prochaine PAC vu la complexité du sujet ». Cette proposition est entièrement en phase avec les préconisations d’Agriculture Stratégies. Le retour d’une régulation des marchés au sein de la PAC, en stabilisant les prix payés au producteur, permettra de protéger les revenus des agriculteurs de la volatilité des marchés mais aussi, plus largement, de garantir une alimentation saine et vertueuse aux consommateurs, ce que les aides découplées de la PAC ne peuvent assurer.
Conclusion
Ce rapport dresse un panorama complet de l’état des revenus agricoles français. Si le revenu par actif progresse, ce n’est que l’effet de la diminution du nombre d’exploitations et d’emplois, le revenu de la branche étant en baisse. Quant au revenu disponible et aux tendances qui relèvent principalement de la PAC les anticipations sont plutôt pessimistes. Pour décider leurs choix stratégiques, les agriculteurs doivent composer avec de nombreux facteurs sur lesquels ils n’ont pas la main : volatilité des marchés des produits agricoles et alimentaires, rapport de force avec les autres acteurs de la filière, cadre fiscal et légal susceptible de renchérir les coûts de production… Les politiques publiques ont le pouvoir d’agir sur ces facteurs pour soutenir le revenu agricole. Mais en se désengageant progressivement de la régulation des marchés depuis les années 90, la PAC a renoncé à agir sur un déterminant essentiel du revenu agricole, dont le soutien est pourtant un des objectifs. Le retour de la régulation des marchés dans les politiques agricoles apparaît indispensable pour stabiliser les marchés et maintenir le revenu agricole. Sans cela, ce dernier restera soumis aux fluctuations des prix, réduisant l’attractivité du métier malgré les tensions sur la transmission des exploitations, et limitant la capacité des agriculteurs à faire évoluer leur outil de production dans le cadre de la transition agro-écologique. Les politiques agricoles française et européenne doivent impérativement se renouveler pour éviter que la dégradation du revenu agricole global ne se poursuive, affectant l’ensemble du secteur agricole et plus largement la souveraineté alimentaire.
Au-delà de la « simple » question du revenu, les recommandations émises par les auteurs de ce rapport dressent un véritable plan d’attaque pour une ferme France diversifiée où la valeur de l’alimentation sera davantage reconnue, permettant d’atteindre les objectifs de souveraineté alimentaire et de maintenir le modèle d’exploitations familiales mis en avant par les politiques.
Alessandra Kirsch, Directrice des études d’Agriculture Stratégies
Lore-Elène Jan, consultante Agriculture Stratégies
Le 21 mars 2023
[1] paru en avril 2022 et disponible en ligne depuis décembre, élaboré par Elisabeth Mercier et Dominique Tremblay avec l’appui de Xavier Ory
[2] L’EBE (excédent brut d’exploitation) est un indicateur qui donne une idée du revenu disponible après paiement des charges d’exploitation et rémunération des salariés.
[3] La richesse est ici définie comme la valeur ajoutée augmentée des aides et diminuée des fermages pour pouvoir comparer les données sur 30 ans, malgré les évolutions des soutiens de la PAC sur cette période. Elle est exprimée en euros constants.