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Souveraineté alimentaire : un éclairage par les indicateurs de bilan

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Les perturbations de ces dernières années, entre pandémie et guerre en Ukraine, ont entrainé une prise de conscience de la fragilité de notre système alimentaire, et un retour en force de la notion de souveraineté alimentaire dans les discours publics. Un rapport de FranceAgriMer, paru en février 2023, fait une mise au point bienvenue sur l’état de la souveraineté alimentaire française, à l’aide d’indicateurs définis et chiffrés appliqués à une trentaine de produits en France et en Europe. Les résultats soulignent la fragilisation de certaines filières, comme la volaille ou les fruits et légumes, dont la production interne ne permet plus de couvrir la consommation en France.

Ce rapport est extrêmement riche et cet article ne vise pas à en résumer l’exhaustivité. Nous proposons ici un focus sur certains aspects du rapport et certaines filières, et invitons nos lecteurs intéressés par le sujet à en consulter l’intégralité.

Comment mesurer la souveraineté alimentaire? 

La notion de souveraineté alimentaire est définie dans ce rapport comme « la capacité d’autodétermination d’un État sur les systèmes alimentaires qui se déploient sur son territoire ». Le champ très vaste que couvre cette définition ne permet pas de caractériser la souveraineté alimentaire grâce à un seul indicateur. Les auteurs en utilisent quatre, issus de l’approche par bilan, qui consiste à schématiser une filière à partir de ses ressources (production + importations) et de ses emplois (consommation + exportations).

Définition des quatre indicateurs retenus par FranceAgriMer :

–          Le taux d’auto-approvisionnement (production/consommation), qui traduit la capacité apparente du pays à assurer ses besoins à partir de sa production
–          Le taux de couverture de la consommation par la production nationale ((production-exportations)/consommation), qui illustre la part de la consommation intérieure couverte de fait par la production nationale, le reste de la production étant exporté.
–          La capacité d’exportations (exportations/(production+importations)), soit la part de la production et des importations qui est exportée, montrant la puissance exportatrice du pays mais aussi la dépendance de la production nationale aux achats des pays importateurs
–          La dépendance aux importations (importations/consommation) : c’est la part des importations dans la consommation intérieure, qui peut être élevée malgré un taux d’auto-approvisionnement important et traduit dans ce cas une inadéquation entre le produit fini élaboré en France et les attentes du consommateur

 

La souveraineté alimentaire n’est pas assurée pour toutes les filières 

Les indicateurs compilés offrent des résultats très contrastés selon les filières :

Tableau 1 : Indicateurs de bilan français des principales filières agricoles et agroalimentaires en volumes, source France Agri Mer

  • Des résultats plutôt positifs pour les céréales et les produits laitiers

Sans surprise, les céréales (hors riz) ont un taux d’auto-approvisionnement supérieur ou proche de 100%. Autrement dit, la production nationale couvre l’ensemble de la consommation. La dépendance aux importations est très faible à l’exception notable du blé dur, où elle s’élève à 55%.

La France est-elle donc toujours le grenier à blé de l’Europe ? Si on regarde l’évolution des indicateurs sur 10 ans, la situation apparait stable pour le blé tendre, qui conserve la même capacité d’exportation et de couverture des besoins intérieurs : la moitié de la production est consommée par le marché national, l’autre moitié est exportée. La production d’orges augmente, et semble plus orientée vers l’export. En revanche, pour le blé dur la production est en baisse, et nous importons davantage, sous forme de semoule et de pâtes. Pourtant, nous aurions encore largement la capacité de nous passer de ces importations, qui représentent la moitié de notre consommation, puisque la production nationale est 1,5 fois supérieure à la consommation. Comme dans d’autres secteurs, ce point illustre la nécessité d’intégrer le périmètre de la transformation et de sa compétitivité pour assurer notre souveraineté alimentaire.

La situation des produits laitiers est elle aussi plutôt bonne, avec une production qui couvre l’ensemble de la consommation (sauf pour le beurre). Mais le déséquilibre entre produits gras et maigres semble s’accentuer : la France est très excédentaire en poudre et déficitaire en matière grasse : elle importe entre 36 et 40% de sa consommation en crème, beurre et fromages. Un comble pour le pays du camembert ! Les fromages importés sont destinés principalement à l’incorporation dans les plats cuisinés. Mais l’analyse des chiffres du secteur laitier fait apparaitre d’autres paradoxes : alors que le taux d’auto-approvisionnement en poudre de lait écrémé est de 265%, que l’on exporte quasiment le double de ce que l’on consomme sur le marché intérieur, un quart de notre consommation est malgré tout importé, et exportations comme importations sont en augmentation. Ce point questionne donc la part des produits importés dans nos exportations et les stratégies de nos industries laitières[1].

Comme le relève le rapport, « pour un produit strictement homogène on conçoit souvent difficilement qu’un pays puisse à la fois exporter et importer ». Et pourtant, 13 produits sur les 30 produits étudiés dans ce rapport ont « à la fois un fort taux de dépendance aux importations ET une capacité d’exportations supérieure à 20 % [2]».

 

  • Sans surprise, une perte de souveraineté alimentaire nette sur la filière poulet

Les filières viandes montrent des résultats plus mitigés. Si le taux d’auto-approvisionnement reste supérieur à 90% pour les viandes porcine et bovine, pour le poulet, la production ne couvre que 81% de la consommation française et 53% pour la viande ovine ; ces deux filières se caractérisent par une forte dépendance aux importations. Soulignons ainsi que, loin de l’image véhiculée par certaines ONG, loin d’être dans une situation de surproduction, l’élevage français peine de plus en plus à répondre à la demande, engendrant une augmentation des importations pour satisfaire celle-ci.

Malgré cette quasi-autosuffisance, les filières porcines et bovines restent dépendantes aux importations. Dans le cas du porc, pour lequel les importations couvrent 26% de la consommation (un chiffre resté stable sur les 10 dernières années), la raison de ce décalage est liée aux spécificités de la demande. Les Français préfèrent certaines parties du porc, comme les jambons, qui doivent donc être en partie importées, au détriment de pièces comme les oreilles et les pieds, qui sont, elles, exportées. Pour la partie bovine, les importations représentent en moyenne sur les 3 dernières années 21% de la consommation mais ce chiffre est appelé à augmenter pour compenser les effets d’une décapitalisation importante qui entraine des difficultés pour la filière à répondre à la demande nationale.

Contrairement aux autres filières animales, dont les indicateurs sont relativement stables, les chiffres de la filière poulet confirment sa dégradation : historiquement excédentaire, son taux d’auto-approvisionnement a diminué de 24%, et 42% du poulet consommé est désormais importé. En effet, l’augmentation de la production ne suffit pas à couvrir l’augmentation de la consommation, générée par un report de la demande en viande rouge vers la demande en viandes blanches, entrainant une hausse de la dépendance aux importations, notamment pour approvisionner la RHD. Les chiffres s’arrêtant à fin 2021, la situation devrait s’aggraver avec les conséquences de la grippe aviaire.

Figure 1 : Evolution de la consommation de viande par habitant et par année en France, source Agreste Primeur, juin 2020

 

  • Les paradoxes des oléoprotéagineux

Malgré la succession des différents plans protéines, malgré une bonne couverture de la consommation par la production à l’exception du soja, la France dépend toujours des importations pour les oléoprotéagineux. Mais les situations sont différentes pour chacune des espèces concernées :

  • Soja: on peut saluer une nette amélioration de la couverture des besoins par la production nationale, en lien avec deux facteurs : la hausse de la production nationale et la baisse de la consommation, liée aux efforts des filières animales pour réduire la consommation de tourteaux et à un report partiel de la demande vers le colza, qui a conduit à une réduction puis une stabilisation des tonnages de soja importés . La dépendance nationale aux importations s’est donc réduite pour le soja au cours des 10 dernières années, mais on constate qu’en parallèle on exporte davantage de soja, alors que nous sommes encore loin d’être autosuffisants.
  • Colza : si le taux d’auto-approvisionnement est encore bon, l’évolution des indicateurs est inquiétante. Alors que la demande est tonique à la fois sur les tourteaux en substitution du soja et sur les huiles pour l’alimentaire et les biocarburants, les impasses techniques auxquelles se confronte la filière ne sont pas encore résolues et ont généré une diminution des surfaces en colza après l’arrêt des néonicotinoïdes en 2018. Si l’augmentation des prix observée en 2021 et en 2022 a permis de redonner un élan à la filière, la baisse des cotations amorcée en 2022 risque de décourager à nouveau les producteurs.
  • Féverole et pois: le pois est la légumineuse à graine la plus cultivée en France, devant le soja qui occupe la seconde place, suivi de la féverole. Alors que leur utilisation en alimentation animale permettrait de réduire les importations de soja et que leurs atouts agronomiques sont indiscutables, les surfaces représentées par ces deux protéagineux peinent à décoller[3]. En cause, la différence de marge annuelle avec des céréales, non compensées par les aides de la PAC, et surtout des rendements très aléatoires du fait de la forte sensibilité de ces espèces aux insectes ravageurs (bruche notamment) et aux aléas climatiques (gel, manque d’eau). Alors que les besoins augmentent pour l’alimentation animale, la couverture des sols, et les associations avec d’autres espèces pour des bénéfices agronomiques, l’évolution des indicateurs est particulièrement inquiétante pour la féverole, et dans une moindre mesure pour le pois.

La situation des oléoprotéagineux pose d’autant plus question que ces produits dépendent particulièrement d’un seul partenaire commercial, que ce soit à l’import ou à l’export. Une concentration des échanges qui limite la robustesse des filières en cas de fermeture d’un partenaire commercial.

 

  • Décrochage des fruits et légumes

La production nationale ne suffit plus à couvrir la consommation intérieure en fruits et légumes. En particulier, les fruits tempérés ont vu leur taux d’auto-approvisionnement passer de 98 à 82% en 10 ans. Cette dégradation s’explique par une diminution de 7% des surfaces cultivées[4] ayant entrainé une baisse de la production de 17%. Dans une moindre mesure, on retrouve une évolution similaire pour les légumes frais, avec des baisses respectives de 10% pour les surfaces cultivées et 4% pour la production. Ces moyennes globales masquent des disparités entre les différents produits : si les volumes d’endives, de chou-fleur ou encore d’abricot se sont fortement contractés (-40 à -60% en 10 ans), le concombre ou la fraise progressent (respectivement +55 et +47%). Reste que les filières sont fragilisées par un manque de compétitivité[5] et d’investissement dans la R&D, pourtant indispensable pour s’adapter face à l’évolution de la réglementation et au changement climatique. Pour tenter de limiter les dégâts, un plan de souveraineté a d’ailleurs été dévoilé par le Ministre début mars 2023.

 

A quelle échelle raisonner la souveraineté alimentaire?

Pour les auteurs, « penser la souveraineté alimentaire, ce n’est pas nécessairement tendre à l’indépendance absolue mais s’assurer d’une maîtrise considérée comme suffisante des dépendances externes, jugées pertinentes, nécessaires ou indispensables ». Cette souveraineté alimentaire peut être considérée selon différentes échelles et il est intéressant de considérer cette notion à l’échelle de l’UE.

On peut ainsi noter que l’UE a des taux d’auto-approvisionnement supérieurs à 100% pour la majorité des produits étudiés, à l’exception des oléagineux, du blé dur, du maïs et du sucre. Pour chacun de ces produits, le taux d’auto-approvisionnement français est meilleur, mais l’UE fait mieux pour le beurre, la volaille et les ovins, qui semblent donc être des faiblesses propres à la France, compensées par la production d’autres pays européens.

Alors qu’à l’échelle de la France, le commerce avec les autres Etats-Membres est pris en compte pour alimenter nos importations comme nos exportations, à l’échelle de l’UE il permet de contribuer à un rééquilibrage des productions. Il apparait ainsi que les excédents de certains pays membres permettent de compenser les manques des autres, et que l’espace de libre échange européen pourrait prendre tout son sens en cherchant à progresser dans cette voie, tout en évitant l’écueil qui consisterait à inciter à la spécialisation de certains Etats-Membres sur des productions spécifiques.

La comparaison des balances commerciales montre une tendance à la dégradation du solde des produits bruts, particulièrement marquée pour la France qui est passée d’une situation excédentaire avant 2015 à une situation déficitaire, mais qui s’observe également pour l’Europe. Loin de la vision pourtant bien ancrée de sa vocation agro exportatrice, l’UE est déficitaire en produits agricoles bruts, comme la France.

Si l’excédent de la balance commerciale agroalimentaire française est liée aux vins et spiritueux, celui de l’UE l’est aussi partiellement, mais son succès vient surtout des produits transformés (un succès complètement opposé aux piètres résultats français dans le domaine, que le manque de compétitivité des industries agroalimentaires conduit à afficher un solde déficitaire sur les produits transformés). Or, les produits bruts, ces matières premières qui composent les produits transformés, peuvent être importés. Ainsi, il est possible que cet excédent commercial agroalimentaire affiché pour l’UE soit fortement dépendant d’importations, questionnant encore davantage notre souveraineté alimentaire. Et ce d’autant plus que la transformation, au contraire de la production primaire, a la possibilité de se délocaliser.

Figure 2 : Comparaison de l’évolution des balances commerciales pour les produits bruts, les produits transformés et les vins et spiritueux pour la France (graphique de gauche) et l’UE (graphique de droite), source FranceAgriMer et source Eurostat, traitement Agriculture Stratégies

 

Conclusion

Globalement, l’évolution des indicateurs pour la France confirme le déclin de notre souveraineté alimentaire, mais permet de le nuancer et d’affiner l’analyse par secteurs. On constate ainsi une dégradation de notre capacité à couvrir nos besoins, et que des secteurs historiquement autosuffisants (poulet, colza et fruits et légumes en sont les illustrations les plus marquantes, la viande bovine sera la prochaine) ne le sont plus désormais.

Si le rapport se veut plutôt rassurant dans ses conclusions en indiquant que la déroute n’est pas totale, et que la France renforce ses positions historiquement fortes sur le blé, l’orge, le lait en poudre, le vin et le sucre, et améliore la situation pour les ovins et le soja, il permet néanmoins de mesurer cette dégradation de notre souveraineté alimentaire, et donne des indications précieuses pour les politiques à mettre en œuvre.

Comme le souligne le rapport, « les atouts agricoles français, bien réels, sont le premier levier (voire le seul) de la souveraineté alimentaire ». Mais le rapport invite aussitôt à prendre également en compte une autre composante de cette souveraineté, celle de la consommation, qui pourrait être orientée vers la production atteignable localement. Enfin, pour Agriculture Stratégies, ces questionnements sur la souveraineté alimentaire peuvent être l’occasion de réfléchir à nouveau l’espace européen : l’absence de barrière tarifaire entre les Etats-Membres doit permettre à l’UE d’assurer au mieux sa souveraineté alimentaire, en accompagnant progressivement les pays dans un rééquilibrage des productions, sans chercher à maximiser les avantages comparatifs, les théories ricardiennes devant s’adapter à une agriculture en recherche de transition agroécologique.

 

Alessandra Kirsch, Directrice des études d’Agriculture Stratégies

Lore-Elène Jan, consultante Agriculture Stratégies

Le 28 mars 2023

 

[1] Voir sur ce point les questionnements sur la poudre de lait écrémé réengraissée, cf http://www.journees3r.fr/IMG/pdf/competitivite_-_20200510.pdf ; d’après les données FranceAgriMer, en 2020 la poudre de lait réengraissée représentait 12% des fabrications de poudre de lait écrémé en poudre françaises https://www.grands-troupeaux-mag.fr/wp-content/uploads/2021/01/Tableau-de-bord-hebdomadaire-des-produits-laitiers-1.pdf

[2] Pomme de terre, vin, sucre, viande porcine, ovoproduits, crème, fromage, poudre de lait écrémée, poudre de lactosérum, colza, tournesol, féveroles, blé dur.

[3] https://www.terresunivia.fr/reglementation-marches/statistiques/surfaces-rendements-productions-et-debouches

[4]  https://agriculture.gouv.fr/sia2023-marc-fesneau-lance-le-plan-de-souverainete-pour-la-filiere-fruits-et-legumes

[5] https://www.franceagrimer.fr/fam/content/download/66956/document/20210625-COMPETITIVITE_CAHIER_FRUITS_ET_LEGUMES_FRAIS.pdf?version=6

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Un commentaire

  1. Les critères utilisés par france agrimer pour mesurer la souveraineté alimentaire (SA) participent à la confusion générale autour de ce concept -récupéré pour mieux le déformer- initialement faisant référence à la souveraineté en matière de politique agricole et alimentaire, et cela sans dumping. Le sans dumping disparait avec france agrimer puisqu’au contraire les exportations – parfois en-dessous de nos coûts de production- valorisent pour eux la SA.
    Mesurer une SA par produit, c’est déformer le sens de la SA, c’est tenir compte seulement des quantités, pas des modes de production, ni des politiques.

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