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Spéculation sur les marchés agricoles : renforcement de l’encadrement européen

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Les marchés à terme sont devenus une partie quasiment incontournable de la stratégie de mise en marché des agriculteurs et de leurs coopératives, et ils existent également dans le but d’attirer les organismes financiers, qui apportent les liquidités nécessaires. Mais les pratiques spéculatives contribuent à augmenter la volatilité des prix, les profits qu’elles génèrent en période de crise focalisent les critiques, comme dans un récent rapport de CCFD-Terre Solidaire et Foodwatch[1], qui jugent la règlementation actuelle insuffisante en termes de transparence. Le Conseil et le Parlement se sont mis d’accord le 29 juin dernier pour réviser le règlement en vigueur. Des dispositions suffisantes pour limiter la volatilité excessive des prix ?

L’intérêt des marchés à terme pour les agriculteurs

La spéculation consiste à acheter dans le but de revendre en réalisant une plus-value, sans intention d’utiliser ou de conserver la marchandise. Or, les premiers utilisateurs des marchés à terme (MAT) sont les agriculteurs eux-mêmes, ainsi que leurs coopératives[2], qui cherchent à assurer un prix minimum à leur récolte le plus tôt possible[3].

Ainsi, au moment des semis, un agriculteur peut engager une partie de sa récolte sur le marché à terme où il trouvera un acheteur « virtuel » prêt à lui acheter les volumes correspondants à un prix déterminé au moment de la conclusion du contrat (du semis donc), mais qui correspond à une estimation, un pari, sur le prix que vaudront ces céréales lors de leur récolte un an plus tard. Mais dans les faits, l’acheteur ne prendra pas livraison de la marchandise. Un an plus tard, au moment de la récolte, l’agriculteur débouclera sa position en achetant un contrat sur le marché à terme qui correspondra aux volumes engagés, au prix en vigueur à ce même moment.

Deux cas de figure peuvent se présenter :

  • Cas numéro 1 : Le prix de vente des céréales « réel » (on parle alors de marché physique ou spot) que les négociants sont prêts à mettre pour prendre réellement livraison de la marchandise à l’instant t est plus élevé que celui auquel il a vendu sa marchandise un an auparavant sur le marché à terme. Dans ce cas, les contrats que l’agriculteurs doit acheter pour déboucler sa position ont une valeur plus élevée que ceux qu’il a vendu un an plus tôt, et il perd de l’argent sur le marché à terme. Mais la valeur à laquelle il vend réellement sa production sur le marché physique est plus élevée que celle à laquelle il espérait la vendre un an plus tôt, ce qui permet de compenser cette perte et d’équilibrer le revenu tiré la vente de sa récolte.
  • Cas numéro 2 : le prix de vente de ses céréales sur le marché physique est plus faible que celui auquel il a vendu sur le marché à terme. Les contrats que l’agriculteur doit acheter pour déboucler sa position ont une valeur plus faible que ceux qu’il a vendu un an plus tôt, il réalise un gain sur le marché à terme qui lui permet de compenser la vente réelle de ces céréales à un prix insatisfaisant sur le marché physique.

De même que l’assurance chiffre d’affaires aux Etats-Unis, l’utilisation du marché à terme permet donc à l’agriculteur de se couvrir du risque d’une baisse des prix intervenant entre semis et moisson, mais ces deux systèmes ont un intérêt limité en période de prix durablement bas.  L’existence d’un marché à terme permet de fournir des liquidités pour financer cette prise de risque, les vendeurs de céréales n’ayant ainsi aucune difficulté à trouver un « acheteur » pour les moissons à venir, même un an à l’avance.

Cette opération de couverture est également réalisée par les organismes collecteurs de grains (OS), les premiers acheteurs de céréales. Dans la plupart des cas, lorsqu’une coopérative ou un négoce achète sa récolte à un agriculteur, il n’a pas encore trouvé de client (meunier, industriel) auquel vendre cette marchandise. Ainsi, il s’engage à payer l’agriculteur à un certain niveau de prix et il doit mettre en place un mécanisme pour se protéger du risque de variation du prix dans l’attente de trouver un client. L’OS sécurise la vente future de son stock grâce à un contrat de vente sur le marché à terme (on parle d’une position courte en futures). Le mécanisme est le même que décrit précédemment : si les prix diminuent entre le moment où il s’est engagé à acheter la récolte de l’agriculteur à un prix donné et le moment où il vend à un industriel sur le marché physique, il empochera une compensation sur le marché à terme lorsqu’il débouclera sa position en rachetant un contrat moins cher sur le marché à terme lors de la vente effective sur le marché physique.

 

La spéculation amplifie la volatilité des marchés mais n’est pas à son origine

Pour que les marchés financiers fonctionnent, ils doivent rester connectés au marché physique (le prix fixé à une échéance donnée par le marché à terme doit être proche de celui du marché physique au moment de l’échéance, et ils doivent varier dans les mêmes proportions) et ne pas avoir un risque important de défaillance des acteurs, qui doivent conserver une capacité à encaisser les pertes et à assurer les livraisons, même de façon théorique (il faut qu’après récolte, les possibilités de livraison physique soient suffisantes pour couvrir les contrats négociés à l’avance). Des mécanismes existent ainsi pour s’assurer que les acteurs du marché à terme ont une capacité à couvrir leurs pertes : la chambre de compensation réalise des appels de marge chaque jour qui correspondent à la différence entre la position prise et le cours du jour et aboutissent au calcul d’une somme que le trader doit verser sur son compte si celle-ci est négative. Lorsque le marché monte, les acteurs qui ont pris des positions de vente moins élevées à échéance doivent donc avancer de la trésorerie pour être capables à l’avance d’assumer le rachat de positions plus hautes lors du débouclage. En période de forte volatilité, les appels de marge peuvent ainsi mettre en difficulté les coopératives qui n’auraient pas les fonds suffisants avant livraison.

 

Les prix des marchés à termes et des marchés physiques sont donc liés et restent avant tout reliés à ce qu’on appelle les fondamentaux :

  • L’offre, qui dépend des quantités récoltées dans les différents pays agro-exportateurs et de sa qualité
  • La demande, qui dépend de la consommation annuelle et de l’état des stocks
  • L’énergie, qui va peser sur les prix du transport

Plus le rapport stock/consommation est faible, plus les marchés sont réactifs, car toute prévision de récolte à la baisse aura un impact fort sur les disponibilités des pays qui dépendent des importations pour leur alimentation. Néanmoins, il ne s’agit pas d’une science exacte, et la répartition des stocks va également jouer : depuis 2015, la Chine a développé une politique de stockage très importante (elle dispose de stocks de blé qui lui permettent de couvrir presque une année de consommation, quand l’UE dispose d’environ 7 semaines de stocks), et concentre désormais 45% des stocks mondiaux de blé sur la période récente. On considère donc surtout dans les bilans le ratio stock/use des exportateurs.

Figure 1 : Evolution du prix du blé et du rapport stock/consommation pour le monde et le monde hors Chine, Source FAO/AMIS, traitement Agriculture Stratégies

Dans la période actuelle, les tensions géopolitiques vont également avoir un impact sur la formation des prix. Les décisions de reconduction ou non du Grain Corridor qui permettent de sortir les céréales de la Mer Noire ont ces derniers temps eu un impact sur le prix des céréales, tout comme l’alourdissement des primes des assurances au transport maritime dans ces régions.

La très forte augmentation du prix du blé observée en 2022 est le résultat d’une accumulation de l’ensemble de ces tensions sur les marchés : un rapport stock/use « hors Chine » bas, craintes de disponibilités sur les céréales Ukrainiennes et Russes, primes d’assurance élevées, dans un contexte inflationniste lié à la hausse des prix de l’énergie.

La spéculation n’est donc pas à l’origine de la hausse ou de la baisse des prix agricoles, mais elle en amplifie les variations, car les mouvements de ventes ou d’achat sur les marchés financiers vont être rapides et dépendre des effets d’annonces, qu’il s’agisse de prévisions de récolte annoncées par l’USDA ou la Chine, d’embargos à venir ou d’événements politiques.

Figure 2 : Chronologie des événements et impacts sur les cours du blé par Arthur Portier, consultant Agritel/Argus Media (source Twitter : @PortierArthur)

Dans leur rapport, CCFD et Foodwatch ont mis en évidence l’augmentation des achats faits par les financiers sur les marchés en temps de crise : l’augmentation du prix du blé aurait attiré les investisseurs et participé à une évolution des cours plus rapide et importante. Les ONG réclament une régulation accrue du marché et davantage de transparence.

Figure 3 : Évolution par types d’acteurs des prises de position à l’achat sur les cours du blé Matif, source CCFD/Foodwatch

On distingue sur ce graphique l’évolution des prises de positions à l’achat (acquisition de contrats d’achat) par les acteurs financiers (entreprises de crédit, fonds d’investissements etc, dont l’action sur les marchés est purement spéculative) et par les acteurs commerciaux (organismes de stockage, industriels, agriculteurs). Néanmoins, cette analyse doit être considérée avec précaution car elle se base sur les prises de position à l’achat (on parle de positions longues). Or, en période de prix haut, l’intérêt des acteurs commerciaux est de prendre des positions de vente, pour se couvrir en cas de baisse de prix (on parle de positions courtes). Ils détiennent donc alors une proportion moins élevée de positions à l’achat.

Un rapport détaillé[4] de l’Autorité des marchés financiers (AMF) établit au contraire plusieurs constats :

  • Sur le marché à terme européen, le poids des acteurs financiers est bien moins élevé sur le marché du blé qu’aux Etats-Unis: entre 2018 et 2021, les commerciaux détenaient en moyenne journalière 57% des positions, tandis que les acteurs financiers détenaient les 43% restant des positions. Sur le blé Chicago, les commerciaux détiennent 26% de la position ouverte et les financiers 74%.
  • Jusqu’à la campagne 2019/2020, on constatait pour la catégorie des commerciaux une certaine cyclicité avec une alternance de positions longues (achat) et courtes (vente). Depuis la campagne 2020/2021 les commerciaux se positionnent davantage et de façon durable sur des positions de vente tandis que les acteurs financiers et en particulier les fonds d’investissements se sont davantage positionnés à l’achat.
  • La proportion des positions détenues par les commerciaux s’est réduite après l’invasion ukrainienne, surtout au cours des 3 premières semaines, mais cette part s’est ensuite stabilisée à un niveau également proche d’il y a un an.
  • Symétriquement par rapport aux acteurs commerciaux, la part des acteurs financiers dans les positions a augmenté suite à l’invasion ukrainienne, mais pour se stabiliser ensuite sur des niveaux proches de l’an dernier à la même date (après avoir diminué sur décembre 2021 et janvier 2022).

Le graphique ci-dessous montre l’évolution des prises de position nettes des différents acteurs entre 2019 et 2021 et du prix du blé. La position nette est la différence entre les positions longue (achat) et courte (vente) d’un trader à un moment donné. La partie haute du graphique représente les positions nettes positives qui traduisent une orientation des positions vers l’achat, tandis que la partie inférieure représente les orientations vers la vente. Les zones vertes sont celles des commerciaux, celles des financiers sont en jaune, orange et rouge.

On peut ainsi constater la cyclicité évoquée dans le rapport de l’AMF pour les commerciaux : jusqu’à fin 2021, la partie verte est tantôt en haut du graphique, tantôt en bas, traduisant une alternance de prise de position achat/vente en fonction des légères évolutions du prix du blé. Mais la forte augmentation du prix du fin depuis fin 2020 a entrainé une augmentation du volume des transactions de la part des commerciaux comme des financiers et une répartition des commerciaux vers les positions de vente et des financiers vers les positions d’achat.

Figure 4 : Evolution hebdomadaire, entre 2018 et 2021, de la répartition des positions nettes déclarées sur les contrats blé du Matif par catégorie d’acteurs, source AMF et prix du blé rendu Rouen, source IGC (échelle de droite). 

 

Les marchés financiers européens sont de plus en plus encadrés

Deux règlementations se sont déjà succédé dans l’UE pour encadrer le fonctionnement des marchés financiers, assurer une transparence des activités et des transactions et protéger les investisseurs non avertis. La première date de 2004 (avec mise en application en 2007), la seconde de 2014 (appliquée en 2018). Il s’agit de la directive (dite MiFID II) et du règlement (MiFIR) sur les marchés d’instruments financiers, décliné au niveau français par la règlementation Mif gérée par l’AMF, l’autorité des marchés financiers.

Le règlement MiFIR impose notamment une obligation de déclarer les transactions, et de négocier sur les plateformes agrées[5]. La seconde version de la directive MiFID a également encadré le développement du trading à haute fréquence, géré par ordinateurs de façon autonome en fonction d’algorithmes, capables de générer des ordres d’achat et de vente de façon intense et rapide (en moins d’une seconde !). La directive impose désormais une variation minimum de prix pour qu’un contrat puisse être acheté ou vendu, on parle de « pas de cotation » (thick size en anglais). Par exemple, si le pas de cotation est de 1€, qu’un trader a acheté un contrat pour 200 €, il ne peut pas le revendre avant que celui-ci ait atteint une valeur (cotation) de 199€ ou de 201€. Cela a pour conséquence de réduire le nombre d’ordres que peut générer le trading algorithmique.

Elle a aussi imposé des limites sur le nombre de contrats (limites de position) que peut détenir une seule entité en ce qui concerne les matières premières agricole, afin d’éviter qu’une entreprise ou un groupement d’entreprises puisse parvenir à perturber le marché[6].

L’article 48 de la directive MiFID II prévoit également de geler le marché en cas de volatilité excessive des prix (« Les États membres exigent d’un marché réglementé qu’il soit en mesure de suspendre ou de limiter la négociation en cas de fluctuation importante des prix d’un instrument financier sur ce marché ou sur un marché lié sur une courte période » [7]). Mais alors que les suspensions de cotation pendant une période peuvent s’appliquer sur des marchés où s’échangent des actifs des entreprises (donc où les cours peuvent être exposés plus facilement à des manipulations), ces suspensions ne sont pas appliquées sur les marchés agricoles. Les marchés agricoles sont des marchés dérivés des matières premières agricoles, dont le prix ne dépend pas des performances d’une entreprise mais des fondamentaux que nous avons décrit dans le second paragraphe (offre, demande, stocks, disponibilité). Aucun critère objectif n’a clairement été identifié (un seuil de prix plafond ou plancher, une amplitude de variation dans une durée définie) pour justifier qu’une intervention était nécessaire sur le marché des dérivés de matières premières agricoles.

 

Ces dispositions sont insuffisantes pour CCFD et Foodwatch, qui réclament une baisse accrue des limites de position, une exclusions des entreprises financières qui spéculeraient trop sur les matières premières agricoles, et une transparence accrue des marchés pour isoler le rôle de la spéculation de la formation des prix alimentaires. Le 30 juin 2023, le Parlement et le Conseil se sont accordés sur une révision à venir du règlement MiFIR et de la directive MiFID II. Les modifications à venir porteront principalement sur l’amélioration de la transparence des données, et sur l’accès aux données de marché consolidées nécessaires aux investisseurs.

Mais de nouvelles dispositions à venir pourraient également concerner plus spécifiquement le secteur agricole (et pourraient s’appliquer aussi aux produits énergétiques de gros et aux quotas d’émissions). Il s’agirait d’envisager de fixer des périodes minimales de détention de contrats[8], ce qui rendrait impossible l’achat et la revente sur de très courtes périodes et neutraliserait les possibilités du trading à haute fréquence. Il pourrait également être question de préciser des conditions qui justifieraient la suspension de cotation des matières premières agricoles.

 

Conclusion

Améliorer le fonctionnement des marchés agricoles sans faire fuir les financiers nécessaires au bon fonctionnement du système est une gageure. Si la règlementation devient trop contraignante et limite les perspectives de gain ou « coince » les investisseurs en les empêchant de revendre au moment souhaité, il y a un risque de voir ceux-ci se retirer des marchés agricoles, ou de voir une déconnexion entre prix des marchés à termes et marché physique, si ceux-ci ne peuvent être suffisamment réactifs.

Le dosage est subtil, et il faut garder en tête que la règlementation à venir ne concernera que les marchés européens, tandis qu’une partie importante des flux financiers liés aux matières premières agricoles continuera de transiter au sein des bourses américaines, celles-ci constituant les principaux drivers en matière de tendance de prix pour les matières premières agricoles cotées sur les places financières.

Si la révision de la règlementation européenne en cours est une occasion à saisir pour que les autorités financières puissent contribuer à limiter la volatilité des prix agricoles, elle ne pourra suppléer au désarmement des outils d’intervention de la PAC, et à l’insuffisance chronique de la réserve de crise pour faire face aux perturbations de marché.

 

Alessandra Kirsch, Directrice des études d’Agriculture Stratégies
Le 18 septembre 2023

[1] https://www.foodwatch.org/fileadmin/-FR/Documents/Rapport_final_inflation_speculation_CCFD_foodwatch.pdf

[2] Pour comprendre les stratégies coopératives sur le sujet, voir ce très bon article sur Terre-Net : https://www.terre-net.fr/actualite-des-marches/article/170692/la-commercialisation-un-processus-fortement-encadre-dans-les-cooperatives

[3] Pour une explication plus détaillée du fonctionnement des marchés à terme, voir https://agriculture.gouv.fr/vers-la-definition-dun-nouveau-cadre-de-regulation-des-marches-derives-de-matieres-premieres

[4] https://www.amf-france.org/sites/institutionnel/files/private/2022-07/Analyse%20des%20donn%C3%A9es%20MIF2%20sur%20les%20d%C3%A9riv%C3%A9s%20de%20mati%C3%A8res%20premi%C3%A8res_0.pdf

[5] Voir cet article des Echos pour comprendre les apports de la règlementation de 2014 : https://www.lesechos.fr/2018/01/mifid-ii-les-six-cles-dune-reforme-qui-bouleverse-les-marches-financiers-981050

[6] Pour les seuils imposés, voir https://www.amf-france.org/sites/institutionnel/files/private/2023-05/Limites%20de%20position%20pour%20les%20instruments%20d%C3%A9riv%C3%A9s%20sur%20mati%C3%A8res%20premi%C3%A8res%20n%C3%A9goci%C3%A9s%20sur%20Euronext_0.pdf

[7] paragraphe 5 : https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/HTML/?uri=CELEX:32014L0065

[8] https://www.europarl.europa.eu/doceo/document/A-9-2023-0040_FR.html

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