Télécharger le PDF
Pour la deuxième fois en 3 ans, le secteur vitivinicole français a du solliciter une mesure d’urgence, la distillation de crise, pour évacuer des volumes devenus excédentaires. Entre aléas économiques, sanitaires et climatiques, l’un des joyaux de l’agriculture française semble bien malmené ces dernières années. Joel Boueilh, viticulteur à Saint-Mont (32) et Président des Vignerons Coopérateurs de France, co-Président de l’interprofession des vins du Sud-Ouest nous fait part de sa vision sur les difficultés et les enjeux du secteur.
Quel est l’état de santé de la filière viticole française ?
On ne peut pas parler d’une filière. Les filières viticoles en France sont multiples, riches de différents cépages, terroirs, appellations, chacune a son histoire particulière avec son modèle organisationnel. Même au sein d’une même appellation, avec un même cahier des charges, on a des organisations, sous format coopératif ou non, qui vont bien ou mal.
Globalement on peut découper la France en deux, en traçant une ligne entre le nord de la Gironde et le sud de Lyon. Au-dessus de cette ligne, le secteur se porte plutôt bien dans son ensemble ; en dessous, c’est plus compliqué, avec des vins qui ne correspondent plus forcément à l’évolution de la consommation qu’on peut observer, et aux attentes des consommateurs, qui recherchent des vins plus légers, moins tanniques. Les régions qui ont des Crémants trouvent plus facilement un équilibre entre offre et demande que celles qui produisent des rouges à hauts degrés alcooliques qui correspondent de moins en moins aux attentes du marché. En plus de ces méventes, ces régions plus au Sud sont aussi plus sensibles aux aléas climatiques et sanitaires (excès de pluie, de chaleur, manque d’eau, maladie), qu’elles subissent de façon plus régulière et plus extrême.
Pourquoi les filières viticoles souffrent ces dernières années ?
On observe une diminution de la consommation de vin en France depuis plusieurs années : en 2000, un Français buvait en moyenne 25 litres de vins de qualité et 28 litres de vins de consommation courante à domicile, et en 2018 la consommation est passée respectivement à 20 et 17 litres, soit au total 37 litres contre 53 moins de vingt ans plus tôt, ou 71 il y a trente ans.
Figure 1 : Evolution de la consommation des boissons alcoolisées, source INSEE
Et cette déconsommation s’accélère depuis 3 ans. La crise Covid a eu un impact très fort sur nos filières, parce que d’un coup les débouchés se sont refermés, entre la restauration, l’export, et la consommation à domicile. Et aujourd’hui, c’est l’inflation qui a un impact sur nos débouchés. Au fil du temps, on est passé du vin-aliment au vin-plaisir, donc moins indispensable dans la tête du consommateur, et on constate partout dans le monde des ventes en recul, liées à des arbitrages conjoncturels. Or, nous avons plusieurs appellations qui sont majoritairement tournées vers l’export, comme le champagne, le cognac, ou le Côte de Provence, dont le vin ne se garde pas.
La vigne est une plante pérenne, qui fait du raisin chaque année, et les investissements en plantation sont longs à rentabiliser. S’adapter aux évolutions de consommation de façon si rapide n’est pas chose aisée.
Le monde viticole est parfois accusé de mal s’auto-gérer, quelles actions sont mise en place pour réguler la production ?
A l’export, le secteur vitivinicole français sait vendre des vins rares et chers, très hauts de gamme. Nous sommes même attendus sur ce segment-là ! Mais sur le cœur du marché français, des vins à 5/10 euros, on perd constamment des parts de marché par rapport aux italiens, aux pays du nouveau monde. Les importations de prosecco, de crémants, de vins aromatisés sont en forte augmentation. Notre organisation commerciale est sans doute en cause, on paye notre complexité, on peine à expliquer et valoriser la diversité de nos vins
Comme le marché du vin rouge est engorgé, les vignerons français tentent des choses. Ils ont fait évoluer leurs techniques de vinification pour élaborer des vins rosés et pallier ainsi la mévente des produits issus de raisins rouges. La conséquence est, actuellement, une relative saturation du marché des vins rosés.
En 2023, nous avons besoin pour la seconde fois en peu de temps de la mesure de distillation de crise. Cette mesure d’urgence cofinancée par l’UE et l’Etat français via l’enveloppe annuelle destinée à la viticulture française permet de dégager des volumes en transformant du vin en alcool pur, qu’on utilise ensuite pour l’industrie pharmaceutique ou pour les biocarburants. La première activation a eu lieu il y a deux ans au moment du covid lorsque les ventes se sont écroulées à cause des confinements et de la fermeture des commerces, afin de faire de la place pour la récolte en préparation. Cette année, il s’agit aussi d’un phénomène conjoncturel lié à l’inflation, qui a impacté nos débouchés à l’export et sur le territoire, mais qui ne doit pas faire occulter ce problème de déconsommation structurelle présent depuis quelques années, qui semble s’accélérer.
La situation très préoccupante, car l’enveloppe que nous avons obtenue, bien qu’importante, est inférieure de 40% aux besoins exprimés des vins rouges et rosés AOC et IGP.
Quels sont les enjeux à venir pour vos filières ?
Il y a deux défis à relever : celui d’une évolution du vignoble en cohérence avec les attentes des consommateurs, et celui de l’image du vin.
En ce qui concerne le premier enjeu, on fait le constat d’une surproduction au regard de la demande avec un vin produit dans de nombreuses régions qui peine à intéresser le consommateur, il y a une nécessité de se remettre en question. Il faut qu’on parvienne d’une part à susciter l’envie et la curiosité du consommateur et d’autre part à restructurer le vignoble pour faire évoluer les assemblages, et les volumes produits, en tenant compte de l’évolution des goûts et des attentes du consommateur.
Or, aujourd’hui, quand on arrache une vigne il faut la replanter sous 4 ans, sinon on perd les droits de plantation. A partir du moment où l’on arrache, on a un « droit à replanter » qui s’active, et qui doit être sollicité sous deux ans. A partir du moment où on a l’autorisation de plantation suite à l’activation de ce droit, on a deux ans pour planter la nouvelle vigne. Et lorsqu’on engage la démarche, il faut annoncer quel cépage sera planté.
Réfléchir des mesures de restructuration du vignoble sans se préoccuper de faire évoluer le vin pour correspondre à l’évolution des attentes du consommateur, c’est un pansement sur une jambe de bois. Ces délais contraints ne permettent pas de prendre le temps de la réflexion pour étudier l’évolution des marchés et l’opportunité de planter autre cépage pour faire un nouvel assemblage ; il faudrait rallonger les délais pour permettre une restructuration différée.
Actuellement, le secteur bénéficie de 100 millions par an d’aides européennes destinées à la restructuration du vignoble. Quand on replante un hectare, il y a une part qui finance les travaux d’arrache, une part d’indemnité de perte de récolte, une part pour le palissage et un complément jeune agriculteur. Aujourd’hui, toutes ces aides sont versées en une fois un an après la replantation, ce qui nécessite donc d’une part de replanter, et d’autre part d’avoir la capacité de trésorerie pour avancer ces frais. Si on allonge la durée de la restructuration, il faut que les gens puissent toucher au moins l’aide à l’arrachage dès que les frais sont engagés.
Le deuxième enjeu concerne la partie reconnaissance culturelle du vin. La reconnaissance des Climats de Bourgogne auprès de l’Unesco ouvre un champ lié au patrimoine culturel ; le nouveau défi, c’est de sortir de l’image « le vin c’est de l’alcool » pour faire reconnaitre le vin comme un moment de partage, de convivialité, profondément ancré dans notre culture.
Ce risque vis-à-vis de l’image du vin est très important. Si à partir du premier verre de vin on est considéré comme alcoolique par les instances de la santé, on ne va plus financer (et notamment sur les actions de communication) une filière qui met les gens en danger. Et on va considérer que la viticulture n’est pas un secteur essentiel à protéger, comme on a pu le lire dans le rapport de la Commission Européenne sur le règlement à venir sur les pesticides. Il est écrit que les efforts de réduction pourraient être ciblés sur des filières non indispensables à la sécurité alimentaire comme le vin. Sauf que, comme on l’a encore constaté cette année pour les zones concernées par le mildiou, les maladies existent toujours, et si on ne peut plus protéger nos vignes, c’est des pans entiers de notre vignoble et donc de cet héritage culturel qui seront appelés à disparaitre. Il faut rappeler que la recherche variétale avance moins vite sur des cultures pérennes que sur des cultures années comme le blé, et que les solutions liées à la génétique mettront du temps à arriver.
Cela ne nous empêche pas de faire des efforts pour continuer à rendre la viticulture la plus durable possible, il y a une ambition générale, partagée, de réduire le recours aux phytosanitaires. On utilise des outils d’aide à la décision pour ne traiter que lorsque c’est indispensable, des moyens de gestion optimisée de l’irrigation, on s’intéresse aux perspectives offertes par l’agrivoltaïsme pour limiter les effets de la grêle ou de la sécheresse. Mais outre ce qu’il est possible de faire à l’échelle de la ferme, nous avons besoin de continuer à être accompagnés par les pouvoirs publics. Par exemple, on constate que lorsqu’un vigneron abandonne le métier, souvent par manque de moyens, ses vignes sont laissées à l’abandon et sont des réservoirs de maladies. Il faudrait dans ces cas envisager la mise en place de mesure d’arrachage sanitaire indispensables pour éviter les contaminations.
Interview réalisée par Alessandra Kirsch, Directrice des études d’Agriculture Stratégies
Le 7 novembre 2023