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Après le cognac et le porc, les produits laitiers. Agacée par les droits antidumping européens mis en place sur le biodiesel et les véhicules électriques, la Chine riposte en visant le secteur agricole, sous couvert de chercher à protéger ses producteurs d’une concurrence déloyale. Les conséquences de ces enquêtes pourraient entraîner davantage qu’une baisse de nos performances à l’export, et concerner le revenu des producteurs et les aides PAC.
Malgré notre aversion pour le libre-échange, l’équilibre économique des filières repose (en partie) sur l’export
Les manifestations du début d’année ont notamment permis de mettre en lumière l’aversion des producteurs français et européens aux importations et à la mise en compétition avec des produits non soumis aux mêmes normes de production. Les enquêtes chinoises posent la question dans le sens inverse : les exportations européennes sont-elles une source de concurrence déloyale pour les producteurs chinois ? Loin de nos propres préoccupations en matière de clauses miroirs et de réciprocité des exigences en matière de protection animale ou environnementales, celles des Chinois ne portent que sur l’économie et le soutien aux producteurs. Pékin souhaite savoir si son territoire permet aux Européens d’évacuer des produits à prix trop bas, pénalisant la capacité de ses producteurs locaux à être compétitifs et développer des filières.
Or, les filières d’export sont nécessaires à l’équilibre des productions françaises. Les raisons sont différentes selon les produits considérés :
- Excédent structurel lié à une forte capacité de production (notamment pour les céréales)
- Présence historique sur les marchés à forte valeur ajoutée (notamment pour les vins et spiritueux et les fromages)
- Marchés permettant de valoriser les co-produits (notamment pour les productions animales)
Ce dernier point est indispensable notamment dans le secteur porcin, où l’export vers les pays asiatiques permet de valoriser environ un quart de la carcasse en commercialisant des morceaux non consommés par les européens (pieds de cochon, oreilles ou autres abats). La vente de ces morceaux à l’export permet d’abaisser le prix de vente du reste de la carcasse sur le marché intérieur. Sans ce débouché, la valeur ajoutée totale de chaque porc diminuerait, ce qui conduirait soit à une augmentation du prix payé par le consommateur pour maintenir le prix payé au producteur et les marges des transformateurs, soit à une baisse des prix amont.
C’est la même chose dans le secteur laitier, qui dépend des marchés d’export pour évacuer lactoserum et poudre de lait écrémé, nos industries laitières consommant beaucoup de matière grasse (poudres de lactosérum et de lait représentent 27% des volumes exportés). Mais le marché export est également une source de valeur ajoutée importante pour les filières laitières, qui provient principalement des fromages. Ceux-ci représentent un tiers des exportations en valeur et en volume. Le prix payé aux producteurs dépend à la fois des produits valorisés sur le marché intérieur, et des produits exportés qui représentent 40% de la collecte françaises.
Dumping et subventions
Les secteurs du cognac et du porc font l’objet d’une enquête antidumping, tandis que pour le lait il s’agit d’une enquête antisubventions. Le résultat de ces enquêtes peut aboutir à la mise en place de taxes antidumping et de droits compensatoires (les deux pouvant se cumuler).
Les règles qui encadrent les pratiques de dumping ont été établies lors des accords du GATT/OMC en 1994. Un produit fait l’objet d’un dumping lorsque les sociétés du pays exportateur vendent ce produit à l’exportation à un prix inférieur à sa valeur normale. La valeur normale est basée sur le prix auquel le produit est vendu sur le marché intérieur du pays exportateur. Dans le cas où il s’agit d’un produit pour lequel il n’existe pas de marché sur le territoire de la société qui exporte, on peut considérer le coût de production du pays d’origine. Le dumping n’est pas interdit, mais il peut être sanctionné lorsqu’il cause un préjudice au pays importateur, en empêchant un secteur de se développer par exemple.
En ce qui concerne les abats porcins, on peut donc se questionner sur les références qui seront prises en compte par les autorités chinoises pour sélectionner un marché ou un coût de production approprié, puisque ces produits sont peu valorisés sur le marché intérieur.
Pour les subventions, les règles qui encadrent le commerce international sont plus complexes : outre le plafonnement (boites bleue et orange) et l’interdiction (soutien à l’exportation) qui s’appliquent aux aides à l’agriculture, certaines subventions peuvent donner lieu à un différend commercial et entrainer la mise en place de taxes.
Pour cela, deux conditions doivent être réunies :
- La subvention doit être spécifique, c’est-à-dire que seules certaines productions y ont accès
- Elle doit causer un préjudice aux intérêts du pays importateur, ou causer un dommage à une de ses branches de production nationale, ou compromettre un avantage commercial négocié dans le cadre de l’OMC
Le calcul de droits compensateurs se fait ensuite sur la base d’une estimation de la valeur de la subvention captée par le transformateur qui exporte.
Dans le cas de produits laitiers, la Chine a annoncé qu’un total de 20 subventions de l’UE seront examinées, y compris celles de la politique agricole commune de l’UE ainsi que des programmes de subventions initiés par des membres de l’UE tels que l’Irlande, l’Autriche, la Belgique et l’Italie.
Risque sur les aides PAC et les revenus
Ces enquêtes de Pékin font peser des risques importants sur les filières françaises et européennes (les produits du secteur porcin et laitier représentent respectivement 17% et 12% des exportations européennes agroalimentaires vers la Chine en 2023[1]). Elles doivent être examinées à la lumière du différend toujours en cours entre Washington et Bruxelles sur les olives de table espagnoles (voir notre article détaillé ici).
En 2018, les Etats-Unis ont mis en place des taxes-antidumping cumulées à des droits conservatoires visant les olives de table espagnoles, accusées de plomber le marché californien. La plainte engagée en 2019 par l’Union Européenne à l’OMC a abouti à un rapport de l’Organe de règlement des différends (ORD) en 2021 aux conclusions très nuancées. Le rapport de l’ORD dans le cas des olives a bien considéré l’existence d’un dumping européen (vente sur le territoire américain d’olives moins chères qu’en Espagne) qui rendait légitime l’application de taxes antidumping. En revanche, les droits compensatoires n’ont pas été considérés comme justifiés dans le cas des olives, pour deux motifs : les Etats-Unis n’ont pas réussi à prouver que les aides étaient spécifiques (= réservées aux oléiculteurs) et ils se sont basés sur leur législation pour décider que le bénéfice des aides attribuées aux producteurs était transmis de façon intégrale au transformateur et calculer ainsi le montant des droits compensatoires, ce qui n’est pas autorisé par l’OMC.
Mais cette question du caractère spécifique ou non des aides PAC (qui conditionne la possibilité de mettre en place des droits compensatoires) ne semble au final pas vraiment tranchée. Les Etats-Unis continuent à appliquer taxes antidumping et droits compensatoires (la méthode de calcul ayant été légèrement modifiée depuis le début du conflit). Dans sa dernière attaque en date l’année dernière, l’UE n’argumentait que sur la partie transmissibilité de la subvention au transformateur, et pas sur la légitimité ou non de l’aide compensatoire, la question restant désormais soigneusement évitée. Un nouveau rapport sorti en février dernier a confirmé que les Etats Unis ne se sont toujours pas mis en règle avec les conclusions du rapport de 2021, alors qu’ils avaient initialement jusqu’en janvier 2023 pour le faire ; ce qui n’a pas empêché des USA de prolonger pour les 5 prochaines années les taxes antidumping et les droits compensatoires en juillet dernier. L’utilité de l’OMC pour arbitrer et surtout régler les conflits commerciaux est donc désormais plus que questionnable.
Considérant cette expérience, on peut imaginer plusieurs suites aux procédures initiées par la Chine :
- Sur la forme et les conséquences de court terme :
Quelques soient les informations données par les transformateurs français et européens, la Chine pourrait mettre en place d’entrée de jeu à l’image des Etats-Unis des taxes ciblées sur certaines entreprises, et l’UE contre-attaquerait ensuite avec une procédure auprès de l’ORD, ce qui impliquerait des années de procédures durant lesquelles les droits continueraient de s’appliquer, pénalisant nos exportations.
Pour le secteur porcin, si le volume des exportations vers la Chine s’est déjà réduit ces dernières années, c’est le volume des viandes exportées qui a fortement diminué tandis que le volume des abats a mieux résisté. Il s’agit d’un débouché que la filière porcine aura du mal à remplacer du fait de sa spécificité, qui a un impact non négligeable sur le prix de la carcasse. Alors que la production porcine diminue en France comme en Europe malgré des prix élevés et une consommation soutenue, les outils d’abattage français sont déjà en souffrance (leur marge nette a été très faible en 2022 et négative en 2023 d’après l’observatoire des prix et des marges), et la perte de ce marché serait un coup dur.
- Sur le fond et les conséquences de long terme :
Le différend Etats-Unis/UE n’a pas permis d’apporter l’immunité aux aides européennes. La Chine pourrait donc parvenir à mettre en place des taxes anti-dumping sur les produits concernés s’ils sont vendus moins chers que sur le marché national, et pourrait appliquer aux produits laitiers des droits compensateurs visant à compenser les effets des aides couplées, voir même des droits compensateurs qui intègreraient les effets des aides découplées, si elle trouve une méthode qui permet d’indiquer quelle part des aides perçues par les producteurs est captée par les transformateurs.
Pour l’heure, seuls les fromages, le lait et la crème seraient concernés par ces mesures, qui pénaliseraient la rentabilité des transformateurs laitiers qui exportent, mais celles-ci pourraient ensuite être étendues à d’autres produits. Et dans ce cas de figure, tous nos partenaires commerciaux auraient ensuite la possibilité de faire de même, ce qui pénaliserait complètement notre capacité à exporter toutes les productions qui bénéficient d’aides PAC.
Conclusion
Cette interrogation de Pékin vis-à-vis des subventions européennes et de notre capacité à écouler des produits à prix cassés n’est bien sûr pas motivée par une préoccupation subite pour son secteur agricole mais en réaction aux prétentions récentes de Bruxelles d’imposer son leadership au commerce international.
Cette escalade dans les tensions entre Union Européenne et Chine alimente la vision d’une scission entre un bloc occidental d’une part et sino-russe d’autre part. Le torchon brule entre Américains et Chinois depuis le passage de Donald Trump à la maison blanche, les échanges commerciaux diminuent entre l’UE et la Chine, tandis que celle-ci noue de nouvelles alliances ou les renforce avec la Nouvelle Zélande pour les produits laitiers, l’Australie (orge, bœuf, vins) ou la Russie (gaz, hydrocarbures, porc).
Sans une OMC à même de jouer son rôle de pacificateur des relations commerciales, la remise en cause des règles qui encadraient depuis 30 ans le commerce international va se faire de plus en plus prégnante, au profit des intérêts individuels des puissances les plus aptes à s’imposer dans ce nouvel ordre mondial où la coopération aura de plus en plus de mal à trouver une place.
Alessandra Kirsch, Directrice générale d’Agriculture Stratégies
Le 27 aout 2024
[1] https://agriculture.ec.europa.eu/document/download/b9ffbcd5-709d-45fd-8796-0fafbd4e0087_en?filename=agrifood-china_en.pdf