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Taxe carbone : vers une augmentation du coût de production agricole

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Le calendrier de mise en œuvre du mécanisme d’ajustement carbone aux frontières de l’Union européenne (UE) s’accélère. Ses effets se feront ressentir dès 2026 et s’intensifieront progressivement jusqu’en 2034. Ce dispositif va entraîner une hausse du prix des engrais importés, afin de rétablir une concurrence plus équitable avec les producteurs européens. Ces derniers sont déjà soumis au Système d’échange de quotas d’émission (SEQE) de l’UE, qui les oblige soit à décarboner leur production, soit à acquérir des quotas carbone en cas de dépassement d’un plafond, lequel diminue au fil du temps. Concernant les importations, la taxe appliquée — qui sera répercutée sur les utilisateurs finaux — sera fonction du prix du carbone sur le marché européen, un prix amené à augmenter en raison de la baisse continue des plafonds d’émissions autorisées.

Le système européen d’échange de quotas d’émissions (SEQE) : décarboner la production ou en payer le prix

Le SEQE (ou ETS en anglais pour Emissions Trading Scheme), également appelé marché du carbone, est un système qui s’applique aux entreprises des secteurs les plus émetteurs de GES : les grosses industries (sidérurgie, verre, cimenteries, fabrication d’engrais…), les centrales produisant de l’électricité et de la chaleur, et les vols commerciaux intra-européens, et depuis l’année dernière, le transport maritime. Il vise à inciter les entreprises de ces secteurs à réduire leurs émissions de gaz à effet de serre en les obligeant à payer pour ces dernières grâce à un système de quotas.

Comment fonctionne le SEQE ?

Chaque année, un plafond d’émissions de GES est défini au niveau européen. Chaque entreprise des secteurs concernés par le SEQE, située sur le territoire européen, se voit allouer un quota d’émissions. Si une entreprise dépasse ce plafond, elle doit acheter des quotas supplémentaires, selon le principe du pollueur-payeur. Si elle réduit suffisamment ses émissions, elle peut au contraire revendre ses quotas aux entreprises qui ont trop pollué, ou les conserver pour plus tard.

Ce quota d’émissions s’abaisse progressivement pour inciter les entreprises à atteindre les ambitions climatiques européennes. En 2023, l’UE a acté dans le cadre du paquet « Fit for 55 » un objectif de réduction des émissions de GES à horizon 2030 de -62 % par rapport à 2005 sur les secteurs couverts par le SEQE (contre -43 % antérieurement). En conséquence, l’abaissement du plafond s’accélère.

Figure 1: Evolution du plafond d’émissions du SEQE-UE à partir de 2013 et jusqu’à 2030 dans l’objectif actuel de -62% en 2030 par rapport à 2005, source MTES[1]

Pour éviter de fragiliser le tissu industriel européen, les entreprises de ces secteurs ont bénéficié au départ de quotas gratuits qui couvraient la totalité de leurs émissions, jusqu’en 2012. Mais pour que le système soit efficace, le nombre de quotas gratuits disponibles diminue régulièrement, afin d’inciter les entreprises à réduire leurs émissions, et ils seront complètement supprimés en 2034.

Figure 2: Rythme de l’extinction progressive des quotas, source MTES 

 

La diminution accélérée du plafond d’émissions, associée à la baisse du nombre de quotas gratuits, va conduire les entreprises concernées à devoir décarboner plus rapidement leur production et/ou devoir acheter davantage de quotas payants pour continuer à pouvoir produire. Le coût de fabrication de ces entreprises est donc impacté par ces évolutions, et cette augmentation est transmise à l’utilisateur final, via une hausse du prix des produits.

Les quotas payants que les entreprises concernées par le SEQE doivent acheter pour compenser les émissions qui vont au-delà du plafond admis sont vendus selon un système d’enchères. Leur prix est donc fixé selon l’offre et la demande, et peut également évoluer selon l’anticipation des entreprises concernées et des mouvements spéculatifs. Après une période de forte hausse entre novembre 2020 et février 2022 où il a atteint près de 100€, le prix du quota a connu une période de forte baisse entre octobre 2023 et le début d’année 2024 où il valait 53 € (en raison de la réduction des émissions des secteurs concernés liée aux efforts de décarbonation, une moindre croissance, et une augmentation du plafond de quotas d’émission appliquée suite à l’inclusion du secteur maritime), et il semble remonter légèrement depuis, dépassant la barre des 70 €/t en novembre 2024.

Figure 3 : Prix du quota carbone dans le SEQE, source MTES. Le prix affiché correspond au prix du contrat future de Décembre de l’année en cours, sur la période allant de janvier 2013 à octobre 2023.

A l’avenir, combien coûtera le carbone sur le marché européen suite à la diminution du plafond d’émissions et des quotas gratuits ? Différents travaux tentent d’estimer l’évolution à venir du prix du quota carbone, nous citerons ici le chiffre retenu par le Centre d’études et de prospective du ministère de l’Agriculture dans sa note sur le sujet[2] : « le prix du carbone pourrait augmenter jusqu’à 160 €/t d’ici 2030 ».

 

Le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF), un outil pour rétablir des conditions de concurrence plus équilibrées pour les fabricants de l’UE

Le MACF ou la « taxe carbone aux frontières » est un mécanisme qui vise à étendre le fonctionnement de ces quotas carbone européens aux importations en provenance des pays tiers. Il s’applique pour six secteurs : les engrais, le fer et l’acier, l’aluminium, le ciment, l’électricité, et l’hydrogène. Le but est d’éviter que les utilisateurs s’approvisionnement à l’extérieur de l’UE auprès de fournisseurs qui n’ont pas les mêmes obligations de décarbonation.

Ce mécanisme a commencé à s’appliquer en 2024 de façon déclarative uniquement, et deviendra opérationnel en 2026 avec obligation d’achat de certificats. Concrètement, les entreprises extérieures exportant leurs produits vers l’UE devront payer un surcoût correspondant à leurs émissions de carbone, au travers de l’achat de certificats carbone, dont les prix seront les mêmes que ceux des quotas achetés sur le marché européen. Si l’exportateur a déjà payé au sein de son propre pays des certificats carbone, le coût de son certificat sera établi sur la base de la différence entre le prix sur le marché SEQE et le prix du carbone dans le pays d’origine[3].

En conséquence, le prix des biens importés concernés (dont les engrais et en particulier les engrais azotés, qui sont les plus émetteurs) va augmenter en raison du coût des certificats carbone à acquérir, et l’évolution de ce coût sera liée au prix du quota carbone européen.

 

Conséquences économiques et environnementales

D’un point de vue strictement économique pour les agriculteurs, l’application du MACF l’année prochaine n’est pas une bonne nouvelle. Elle va renchérir le coût de production, puisque la France ne peut couvrir qu’un quart de sa consommation en équivalents azote ; les engrais importés proviennent pour moitié de l’UE, et pour moitié d’importations extra-UE[4], qui vont donc être concernées par l’application du MACF. Le coûts des engrais produits sur le territoire européen augmentera également dans le temps avec l’abaissement du plafond d’émissions et l’obligation de décarboner ou de payer de plus en plus de quotas carbone. En France, un site de production a ainsi du fermer faute de pouvoir faire face à l’augmentation des coûts de production liés à la décarbonation à marche forcée (Lat Nitrogen en Seine et Marne en janvier 2025).

D’un point de vue climatique, l’objectif est d’inciter à la réduction de l’utilisation des engrais azotés (déjà en baisse de de 20% pour la France entre 2020-2023 et 2010-2013), et de rendre les engrais décarbonés plus attractifs. Selon Yara, le prix de l’ammoniac bleu (à la base du processus de production de l’ammonitrate décarboné) représente aujourd’hui 2 à 4 fois celui du conventionnel, et le marché peine à décoller.

Une stratégie qui peut toutefois s’avérer contre-productive si les agriculteurs choisissent de se tourner vers des produits moins efficients et plus polluants comme l’urée, mais dont le coût d’achat est également moins élevé. Et qui ne doit pas oublier de considérer que le processus de fabrication, visé au travers de ces leviers économiques, ne représente que 40% de l’empreinte carbone des engrais azotés, dont la majeure partie est émise lors de leur application.

Figure 4 : Empreinte carbone des engrais azotée décomposée selon les différentes étapes de production, transport utilisation. Source : Secrétariat général à la planification écologique,  Agriculture : synthèse de la mise en œuvre du plan, Mai 2024

 

Conclusion

Utiliser moins d’engrais, et de l’engrais décarboné, plus cher. Un objectif louable mais dont la réalisation implique une hausse du coût de production des agriculteurs, qui peinera à trouver une contrepartie économique. Les débouchés pour une production décarbonée sont en effet rares : pour le blé, 50% des volumes partent à l’export, et il n’existe pas de marché mondial pour du blé décarboné. Les filières dédiées à l’alimentation, les seules qui pourraient valoriser cette caractéristiques, captent un peu plus de 10% de la production.

La production de crédits carbone par les agriculteurs n’étant pas liée au marché règlementé, elle vise à alimenter un marché volontaire, dont les prix ne sont aucunement liés à ceux du marché carbone SEQE. La flambée à venir des engrais ne pourra donc pas être compensée par la vente de crédits carbone, dont le prix ne suivra par la hausse des quotas du le marché règlementé.

Une façon de valoriser l’agriculture décarbonée pourrait résider dans l’inclusion du secteur agricole dans un système tarifé de régulation des émissions et de quotas obligatoires. Des réflexions sont en cours pour aboutir à un SEQE dédié à l’agriculture, avec le même système de plafond à respecter, complété par un MACF qui régulerait les importations. La question de l’échelle n’est pas tranchée, puisqu’il faudra décider si seule la ferme et les produits agricoles seront concernés, ou si la transformation et les produits agro-alimentaires finis seraient également intégrés. Si ces questions ne sont pas tranchées, elles sont malgré tout posées[5], et pourraient apporter une forme de protectionnisme d’un nouveau genre à l’agriculture européenne. Mais la complexité de ces systèmes (qui nécessiterait une traçabilité dont nos partenaires commerciaux ne disposent pas) pourrait-t-elle apporter des progrès significatifs pour le climat ?

 

Alessandra Kirsch, Directrice générale d’Agriculture Stratégies
Le 3 février 2025

 

[1] https://www.ecologie.gouv.fr/politiques-publiques/marches-du-carbone-seqe-ue

[2] Le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières de l’Union européenne : enjeux et perspectives pour le secteur agricole, Analyse N° 207 – Décembre 2024

[3] Pisani-Ferry J. Mahfouz S., 2023, Les incidences économiques de l’action pour le climat, France Stratégie.

[4] Voir cette étude de FranceAgriMer : Étude sur le fonctionnement général du marché des engrais minéraux dans la situation spécifique des filières grandes cultures, 2024

[5] Voir la dernière partie de l’analyse Le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières de l’Union européenne : enjeux et perspectives pour le secteur agricole, Analyse N° 207 – Décembre 2024

 

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