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Frédéric Courleux est intervenu le 7 Novembre 2019 au Séminaire agricole international « Améliorer le pouvoir de marché des producteurs : Opportunités et limites des organisations de producteurs et des organisations interprofessionnelles » organisé par le Collectif Stratégies Alimentaires. Le programme de la journée est disponible ici.
Cette ONG de développement belge qui œuvre depuis 1984 à la défense de l’agriculture familiale collabore depuis plus de 20 ans avec la Fédération Wallone de l’Agriculture, l’Union des Agricultrices Wallones et la Fédération des Jeunes Agriculteurs.
Lors de la séance introductive, Frédéric Courleux a resitué les opportunités et les limites des outils « Organisation de Producteurs – OP » et « Organisations interprofessionnelles – OIP » pour améliorer le pouvoir de marché des producteurs dans la prochaine PAC.
Nous reproduisons ci-dessous la partie du compte-rendu qui synthétise son intervention. L’ensemble du compte-rendu est disponible en cliquant ici.
Le débat actuel sur l’amélioration du pouvoir de marché des producteurs dans la PAC : un regain d’intérêt face au constat du dysfonctionnement des marchés agricoles.
On assiste actuellement à un fort regain d’intérêt sur la scène européenne pour l’objectif d’améliorer le pouvoir de marché des producteurs. Cela s’appuie sur le constat que les marchés agricoles ne fonctionnent pas aussi bien qu’en théorie. On se trouve donc devant le paradoxe qu’après avoir prôné une agriculture « market oriented » et supprimer les outils de régulation des marchés agricoles depuis 25 ans, on se rend compte que les marchés ne sont pas aussi efficients que souhaités. Si ces outils de régulation avaient justement été mis en place c’était non seulement pour protéger les marchés européens de prix internationaux (le plus souvent) de dumping, mais aussi pour pallier aux dysfonctionnement des marchés au sein des filières européennes qui conduisent à un partage de la valeur et à un partage de l’exposition aux risques en défaveur des producteurs.
Rappel des principales causes du dysfonctionnement des marchés agricoles
Et Frédéric Courleux de rappeler l’origine de ce dysfonctionnement. La principale spécificité du secteur agricole est qu’il combine une forte atomicité des producteurs et une structure des coûts de production qui correspond à celle d’une industrie lourde avec d’importants coûts fixes. Ces deux caractéristiques conduisent l’offre agricole à avoir une réponse asymétrique aux variations de prix : quand les prix montent, la production augmente rapidement car les agriculteurs investissent dans des intrants, des équipements et de nouvelles terres cultivées ; quand les prix baissent, la production ne diminue pas si vite car, individuellement un producteur n’a aucun espoir de voir une baisse de sa propre production se traduire en hausse de prix et qu’il faut continuer à rembourser et/ou rentabiliser les coûts fixes mobilisés.
En agriculture on est donc loin de la théorie économique orthodoxe, où il y a un ajustement de l’offre et de la demande par « la main invisible du marché » : l’ajustement par les prix fonctionne très mal dans les industries lourdes et cela explique l’existence de surcapacités de production et donc de surproduction. Si les agriculteurs ne baissent pas leur production en période de prix bas, ce n’est pas parce qu’ils sont irrationnels, c’est juste qu’ils ont d’importants coûts fixes à supporter, rappelle Frédéric Courleux. Et c’est bien pour cela que depuis qu’il y a plus de surproductions que de pénuries à gérer (en gros depuis la fin du XIXème siècle), les politiques agricoles visent pour l’essentiel à coordonner des baisses de l’offre qui n’arriveraient pas d’elles-mêmes suffisamment vite.
La combinaison de ces deux caractéristiques explique ainsi que, faute d’un minimum de régulation de marchés, les marchés agricoles suivent des cycles marqués par de brefs pics (quand la sécurité alimentaire est en jeu), suivis de larges creux où les prix restent en dessous des coûts de production. On est donc loin du schéma où les prix fluctuent régulièrement autour des coûts de production. Cela a une implication directe en termes de politiques agricoles : ce que l’on appelle les outils privés de gestion de risque (assurances, fonds mutuels, marchés à terme) n’ont que peu d’utilité quand les prix restent bas plusieurs années de suite.
Pour bien comprendre le fonctionnement des marchés agricoles il faut également prendre en compte les relations entre acteurs au sein des filières. Producteurs, transformateurs et distributeurs n’ont pas les mêmes pouvoirs de négociation bien qu’ils soient dépendants les uns des autres. C’est d’autant plus vrai pour les produits périssables qui doivent être transformés rapidement ce qui implique que pour certains produits comme le lait ou la betterave par exemple, il n’y a pas de formation spontanée du prix : on ne verra jamais 3 camions-citernes se tirer la bourre dans les routes de campagne pour proposer des prix différents aux producteurs ! Aussi, pour certains produits on peut difficilement parler de « marché » comme le lait en particulier.
Dans ces cas de figure, la théorie économique des coûts de transaction est un apport analytique très intéressant. Selon elle, la dépendance réciproque entre acteurs inégaux n’est pas stable : soit elle est encadrée par des mesures publiques, soit elle évolue vers l’intégration des deux maillons dans une même entité. La politique laitière américaine illustre très bien ce fait : l’Etat fédéral offre la possibilité aux producteurs de mettre en place une commercialisation collective à l’échelle de vastes territoires, avec une péréquation où les laiteries qui dégagent le plus de valeur en rétrocèdent une partie aux laiteries les moins bien placées. Dans le cas européen, le renforcement des OP et des OIP est une perspective majeure.
La proposition pour la PAC post-2020 : renforcer le rôle des OP et OIP
Face au constat des défaillances des marchés agricoles, une solution aujourd’hui mise en avant dans le cadre de la PAC post-2020 est le renforcement des OP et OIP. La Commission a proposé pour la PAC post 2020 d’étendre à l’ensemble des filières les mesures existantes dans le secteur des fruits et légumes et de la filière viti-vinicole principalement. Ces deux secteurs bénéficient aujourd’hui d’un régime d’exception par rapport aux évolutions de la PAC des dernières décennies : elles bénéficient surtout d’aides pour l’investissement collectif mais aussi de soutien pour des mesures de gestion collective de la production (en quantité et qualité) et de la commercialisation. Ces aides sont gérées directement par les OP selon le programme opérationnel qu’elles définissent et gèrent elles-mêmes. Historiquement ces programmes avaient comme motivation première de faciliter le retrait de la production afin d’éviter l’effondrement des marchés. Le secteur du vin a également conservé des formes de régulation des surfaces et des volumes très fortes notamment dans les appellations d’origine protégée en France. Il est donc assez paradoxal de constater que les filières qui sont restées le plus en marge du mouvement de dérégulation de la PAC soient maintenant montrées en exemple.
Pour autant les OP et OIP ne sont pas des « outils miracles » tempère d’emblée Frédéric Courleux. Il ne suffit de les décréter pour que les producteurs s’en saisissent : les pouvoirs publics doivent accompagner le mouvement, notamment pour aboutir à des OP suffisamment grandes pour rééquilibrer les pouvoirs de marché et aboutir à un meilleur partage de la valeur. De plus, pour les produits directement soumis aux prix internationaux, les gains à attendre d’une meilleure organisation des producteurs seront limités.
Définition et missions des OP
Ce sont les articles 152 et 156 du règlement européen OCM (Organisation Commune des Marchés) qui définissent et régissent le fonctionnement des Organisations de Producteurs. Les OP (et les associations d’OP) sont des organisations constituées et contrôlées par les producteurs dans un secteur précis. Leur reconnaissance est faite par les Etats membres. L’OP n’est pas un statut juridique spécifique, les OP reconnues dans les fruits et légumes sont en majorité des coopératives. Les fonctions que peuvent potentiellement jouer les OP (et AOP) sont très larges (voir extrait du règlement 152 en encadré). Elles sont notamment autorisées à programmer la production pour l’adapter à la demande, à concentrer l’offre et la commercialiser, à négocier des contrats au nom de leurs membres.
La volonté de faire émerger des OP qui ne seraient pas propriétaires de la marchandise dont elles auraient à négocier la commercialisation a entrainé quelques incertitudes quant à la compatibilité des OP sans transfert de propriété avec le droit de la concurrence. Le règlement « Omnibus » de 2017 a permis une clarification et une sécurisation de la position des OP sans transfert de propriété, mais au final on doit s’interroger sur l’intérêt de ce type d’OP dès lors que n’ayant pas le contrôle sur la production leur pouvoir de négociation est de facto amoindri. Les différents avis des autorités de la concurrence sont relativement constants : on peut parler volumes et prix au sein des OP ou au sein des AOP. Ce qui est interdit c’est de faire des accords entre plusieurs OP ou entre plusieurs AOP. Frédéric Courleux affirme ainsi que le droit à la concurrence n’est pas un frein à l’organisation des producteurs : il n’a jamais empêché des agriculteurs de constituer des coopératives. Le vrai enjeu c’est l’accompagnement par les pouvoirs publics de ces démarches collectives.
- Art 152 – R(UE)-OCM : Organisations de producteurs
1 bis (modifié par Omnibus 2017) : Par dérogation à l’article 101-1 du TFUE, une OP reconnue […] peut planifier la production, optimiser les coûts de production, mettre sur le marché et négocier des contrats concernant l’offre de produits agricoles, au nom de ses membres, pour tout ou partie de leur production totale.
- Dès lors que l’une ou plusieurs activités […] est véritablement exercée ;
- Dès lors […] qu’il ait ou non transfert de la propriété des produits agricoles;
- Que le prix négocié soit ou non identique […] ;
- Dès lors que les producteurs concernés ne sont membres d’aucune autre OP pour le produit concerné ;
- Dès lors que le produit agricole n’est pas concerné par une obligation de livraison découlant de l’affiliation de l’agriculteur à une coopérative qui n’est pas elle-même membre de l’OP concernée […].
- Art 156 – Associations d’OP
_ À l’initiative des OP
_ Peuvent exercer toutes les activités ou fonctions des OP
Définition et missions des OIP
Les Organisations Interprofessionnelles (OIP) sont régies par l’article 157 du règlement européen OCM. Comme les OP, elles doivent être reconnues par les Etats Membres. Il s’agit d’organisations « constituées de représentants des activités économiques liées à la production et à au moins une des étapes de la chaine (…) ».
Les OIP ont des missions potentielles larges, mais par contre ne peuvent en aucun cas être le lieu de négociation ou de fixation des prix (les ententes entre les différents acteurs de la filière sur les prix n’étant pas tolérées). Les OIP ne peuvent pas mettre en œuvre de gestion des volumes, sauf en ce qui concerne les fromages et jambons AOP-IGP (Appelation d’Origine Protégée – Indication Géographique Protégée) et la viticulture. Il est cependant question dans la future PAC d’étendre la possibilité de gestion de l’offre par les OIP à d’autres produits, en particulier à tous les produits sous AOP-IGP.
Par conséquent la réglementation européenne implique de distinguer deux grands types d’OIP : les premières sont relatives à un produit AOP-IGP et à un territoire particulier, comme le Parmesan en Italie ou le Comté en France, dans ce cas il peut y avoir maitrise collective de l’offre ; en revanche, les secondes sont propres à une filière et sont surtout des instances de concertation pour mettre en place des normes communes ou améliorer la transparence des marchés entre les maillons de la chaine au niveau national. Dans le second cas, il n’y a pas de gestion des volumes possibles et encore moins de négociation de prix minimum.
Recommandations pour la PAC post-2020
Pour Frédéric Courleux, les propositions de la Commission visant à améliorer la structuration des producteurs, à les responsabiliser dans la mise en marché sont positives et nécessaires. Et mis à part les quelques beaux exemples d’OIP sur des produits sous AOP-IGP, c’est surtout la formation d’OP suffisamment fortes pour mieux gérer les volumes à commercialiser et améliorer le partage de la valeur que les pouvoirs publics doivent accompagner.
Pour autant, ces mesures ne seront pas suffisantes : au-delà de ce premier niveau de régulation assuré directement par des producteurs mieux organisés, une gestion des crises par les pouvoirs publics au niveau communautaire reste plus que jamais nécessaire. Avec les articles 219 et 221 du règlement européen OCM, la Commission dispose de pouvoirs importants pour assurer son rôle de régulateur sectoriel agricole. L’aide à la réduction volontaire de la production laitière déclenché en septembre 2016 a été un succès, même si elle aurait pu être mise en œuvre plus tôt pour éviter l’accumulation de stocks publics que la Commission n’a su dégager suffisamment vite.
Alors que la concentration de l’agro-alimentaire, de la distribution, de l’agrofourniture continue de s’opérer, une nouvelle source de justification de l’intervention publique est en train de (ré-)apparaitre : protéger les consommateurs comme les producteurs contre ces monopoles. Et c’est donc en assumant son rôle de régulateur des crises plutôt qu’en autorisant des cartels temporaires entre producteurs ou entre OP que la Commission assurera l’intégrité du marché communautaire. L’article 222 du règlement OCM qui permet les cartels temporaires, et qui a été utilisé en vain en avril 2016 dans le lait, est donc totalement absurde : « L’idée de favoriser des cartels de producteurs pour contrer les effets directs d’une dérégulation voulue au nom de la croyance aveugle dans les vertus de la concurrence, c’est le serpent qui se mord la queue ! ». Le député européen Eric Andrieu propose d’ailleurs de supprimer cet article dans ses propositions de renforcement du règlement OCM.
Frédéric Courleux conclut sur la nécessité d’inclure dans les règlements de la PAC l’obligation pour la Commission européenne de définir et d’inscrire son action en matière de gestion des crises dans un cadre de performance. C’est ce que font toutes les autorités de gestion de fonds communautaires, pourquoi la Commission en serait exemptée ? Cela constitue un passage obligé pour évaluer l’efficacité du premier pilier de la PAC. Cette proposition figure également dans le récent rapport du député européen Eric Andrieu sur l’OCM.