Vous trouverez ci-dessous un article paru sur le site de Momagri le 20/11/2017
Les Pays-Bas font les gros titres du monde agricole : après le scandale des œufs contaminés au fipronil, c’est désormais un soupçon de fraude environnementale massive sur la gestion des effluents d’élevage . Comme le rappelle Christophe Perrot de l’Institut de l’Elevage dans un article présenté au colloque de la Société Française d’Économie Rurale «Compétitivité, Agriculture et Alimentation à Reims en Juin 20171 et dont nous reproduisons des extraits ci-dessous , les Pays-Bas bénéficient pourtant d’une dérogation pour les déjections d’azote organique : un plafond d’épandage à 230kg d’azote par hectare, voire 250 kg dans certaines zones, bien au-delà de la norme européenne à 170 kg d’azote par hectare. En contrepartie, cet important producteur de viandes et de lait s’était engagé à limiter ses déjections de phosphore … alors qu’elles s’avèrent finalement en hausse !
Ces révélations de fraude risquent bien de remettre en cause ce régime de faveur dont le renouvellement au-delà du 31 décembre 2017 n’est pas encore acté à ce stade. Sachant que la politique environnementale est une prérogative européenne, la Commission européenne directement responsable de sa gestion, est particulièrement attendue sur ce dossier. Le sérieux de la politique environnementale était un argument fréquemment avancé par les défendeurs de la suppression des quotas laitiers pour tenter de rassurer ceux qui voyaient dans la disparition de cet outil de régulation des risques quant aux conséquences d’une concentration excessive des productions laitières dans certaines régions. Et comme le montrent les experts de l’IDELE, les Pays-Bas, habituels pourfendeurs du contrôle de l’offre ont largement profité de la dérégulation et d’un certain laxisme de la politique environnementale pour exprimer leurs avantages compétitifs (notamment organisationnels et humains) afin de produire beaucoup plus et donc polluer plus. Rappelons-le les déjections animales sont une richesse agronomique dès lors que la concentration de l’élevage n’est pas excessive. Faut-il attendre une remise en cause de la dérogation dont profite également l’Irlande, autre pays qui n’a jamais caché ses ambitions en termes de croissance de la production laitière ? La lutte contre les paradis fiscaux figure actuellement en haut de l’agenda politique européen, la remise en cause des « havres de pollution » devrait-il l’être également ?
Enfin, il faut rappeler que les Pays-Bas ont été précurseurs dans la défense des approches environnementales négociées entre acteurs et basées sur des résultats plutôt que des obligations de moyens. Cette logique qui est maintenant encouragée par bon nombre d’acteurs au niveau européen résistera-t-elle à cette fraude ? Ou à l’inverse, s’agit-il de renouer avec des conceptions politiques plus assumées où l’on chercherait à réguler simultanément l’équilibre des marchés et les impacts environnementaux (positifs comme négatifs) de l’élevage ? A l’heure où la PAC affiche une ambition dans la lutte contre le changement climatique peut-elle se passer des outils comme les quotas de production qui ont pourtant fait leur preuve dans la maitrise y compris géographique des productions ? En tous cas, il est difficilement admissible que l’exploitation de distorsions réglementaires au sein même de l’Europe soit à l’origine de crise économique comme la crise du lait.
Frédéric Courleux, Directeur des études d’Agriculture Stratégies
UN CHEPTEL ET UNE PRODUCTION LAITIERE EN FORTE HAUSSE. DES DEPASSEMENTS REPETES DES PLAFONDS DE MINERAUX LIES AUX EFFLUENTS D’ELEVAGE
Depuis plus d’une dizaine d’années, les élevages laitiers néerlandais bénéficient d’une dérogation au plafond d’azote organique de 170 kg N organique/ha épandable fixé par la directive Nitrates. La dérogation en vigueur actuellement court jusqu’au 31 décembre 2017 et fixe un plafond d’azote organique de 230 kgN/ha pour les élevages laitiers situés en zone sableuse et un plafond de 250 kgN/ha pour tous les autres élevages laitiers. Cette dérogation est toutefois soumise au respect de plusieurs conditions. L’une d’entre elle concerne la production de phosphates issue de l’élevage (pour l’ensemble des productions animales) qui ne doit en aucun cas dépasser la situation de 2002, à savoir 172,9 millions de kg, dont 84,9 millions de kg spécifiquement pour le secteur laitier. Il en est de même pour l’azote dont la quantité produite par les élevages représentait 504,4 millions de kg en 2002.
Or, depuis 2002, le cheptel laitier néerlandais a vu ses effectifs croitre de plus de 17 % (+257 500 vaches), permettant au volume de lait collecté de progresser de 38%. La quasi-totalité de cette progression a eu lieu depuis 2006, dans le cadre de la sortie progressive des quotas, et s’est accélérée ces 2 dernières années avec une hausse de 11,9% de la collecte de lait sur la première campagne après-quotas (2015/2016) accompagnée par des effectifs de vaches de plus en plus nombreux (+ 190 000 vaches entre fin 2013 et fin 2016). Dans les volumes de production européens excédentaires qui ont déstabilisé les marchés européens et mondiaux, la contribution néerlandaise a été très marquée. Entre le début 2014 et la mi-2016, l’UE28 a produit 10 millions de tonnes de lait en plus dont 6 ou 7 non exportés et placés dans des stocks divers qui ont fortement pesé sur les prix. Durant la même période, les Pays-Bas ont produit 2 millions de tonnes en plus. C’est même le seul pays européen dans lequel la progression a été ininterrompue (la collecte a encore progressé tout début 2017). Sa part relative a été très forte au premier semestre 2016 (40% de la somme des progressions des Etats encore en croissance, devant l’Allemagne). Du point de vue de l’équilibre du marché, cette hausse de production est intervenue au plus mauvais moment (Figure 2) et a grandement contribué à précipiter les prix vers les niveaux de soutien offerts par l’intervention publique ouverte à plein à cette période.
Evolution de la production laitière européenne et du prix du lait moyen
Même si les Pays-Bas n’ont pas « surutilisé »ce système de soutien eu égard à leur poids relatif dans la production européenne (contrairement à la Belgique par exemple), cet usage y a été assez comparable à ceux de la France et de l’Allemagne. Notons qu’en équivalents lait, le volume des stocks d’intervention (350 000 t de poudre de lait écrémé sans changement depuis août 2016) que la Commission européenne n’arrive pas à déstocker sans perturber le marché et qui provoque une sortie de crise très lente, est équivalent à la production que les Pays-Bas ont réalisé en dépassement du plafond national de production de phosphates d’origine organique liés à l’élevage laitier que le pays s’était engagé à respecter pour obtenir la dérogation à la directive Nitrates (cf. supra). Même si l’on doit noter que les Pays-bas ont réussi à transformer et à exporter 60% de la production laitière réalisée au-delà de cette référence nationale en phosphates sous formes de fromages et à n’en mettre que 10% à l’intervention.
La production de phosphates par l’ensemble des filières animales (un peu plus de la moitié lié aux bovins, essentiellement laitiers, 4% aux veaux de boucherie, 23% aux porcs, 16% aux volailles) a connu des fluctuations ces dernières années. Le plafond de production autorisé (172,9 millions de kg) avait déjà été dépassé de 1 à 3% entre 2008 et 2010 (Foray et al, 2017). Depuis 2015, le dépassement est supérieur à 4% et est directement imputable à la hausse du cheptel laitier qui ne respecte pas son plafond de 84,9 millions de kg. De plus, le seuil concernant l’azote semble avoir été franchi pour la première fois sur l’année 2016.
[…]COMPETITIVITE ET REGLEMENTATION
Classiquement, des règles, émises par la puissance publique (à la différence des normes, le plus souvent volontaires) sont utilisées pour limiter les imperfections de marché et prévenir un certain nombre de risques (par exemple limiter les externalités négatives comme la pollution). En encadrant l’action des acteurs économiques, elles sont à l’origine de coûts et de bénéfices, pour les uns ou pour les autres dans un contexte de concurrence mondiale où les cadres réglementaires des États sont hétérogènes (réglementations sanitaires ou environnementales, par exemple).
Au sein du marché unique européen (dit intérieur), la libre circulation des biens et des personnes est théoriquement accompagnée d’un ensemble de règles qui, de fait, contraignent le domaine des possibles en matière de modes de production. Autrement dit la compétitivité ou les gains de compétitivité sont contraints par des règles communes pour les domaines qui relèvent de la compétence européenne. L’environnement en fait partie. Il s’agit même d’un domaine où la compétence européenne est la plus clairement reconnue (les Etats membres n’y ont aucune compétence pour tout ce que l’Union a décidé de régler elle-même) alors que la situation est beaucoup plus complexe et peu contraignant sur les questions sociales et le droit du travail et que d’autres secteurs comme la fiscalité sont largement exclus de toute harmonisation européenne. Les cas de distorsion de concurrence sont fréquemment recherchés dans les analyses économiques européennes, notamment en agriculture. Le terme de dumping semble davantage adapté pour les cas de non-respect d’une réglementation sectorielle qui fait partie de la compétence européenne. Ainsi le fait de baisser les normes et standards environnementaux en vigueur (ou de ne pas les appliquer ce qui revient au même), mais aussi de retarder leur renforcement, à des fins commerciales, afin de favoriser les entreprises nationales ou d’attirer les firmes multinationales, est qualifié de dumping environnemental (Beaumais, 2002). D’autres pratiques, dans des domaines en dehors de la compétence européenne, peuvent davantage être associés à une concurrence « déloyale » (très bas salaires des travailleurs immigrés dans les abattoirs allemands par exemple). D’autres encore ont été plus discrètes mais ont participé ou participent au maintien de la compétitivité en exerçant des prérogatives nationales en matière fiscale (possibilité d’amortissement des quotas laitiers achetés aux Pays-Bas ; perception de la TVA par la plupart des agriculteurs allemands).
Les risques pris lors de la libéralisation des échanges entre deux pays qui appliquent des normes environnementales différentes sont perçus depuis longtemps par les économistes. Dès 1988, Baumol et Oates (Baumol et Oates, 1988 cité par Lepeltier S., 2004) ont proposé une modélisation des conséquences possibles lorsque l’un des pays utilise un procédé de production polluant, alors que l’autre a recours au procédé « propre » qui est aussi plus cher. L’utilisation du procédé de production polluant dans un des pays a pour effet de diminuer le prix du bien au niveau mondial, et donc d’augmenter la demande pour ce bien, demande captée par le pays utilisant le procédé polluant. A long terme, s’il continue d’utiliser le procédé polluant, l’un des pays va consolider son avantage comparatif dans la production du bien considéré, et l’autre se spécialisera dans d’autres productions.
Cette démonstration de Baumol et Oates suggère que l’application de normes environnementales dans les pays développés transformerait les pays en développement en lieux d’accueil des activités polluantes. Les pays en développement deviendraient ainsi, selon ce modèle, des « havres de pollution » (Monjon et Hanoteau, 2007). Les politiques environnementales nationales perdraient de leur portée, du fait des délocalisations d’activité. L’effet du libre-échange sur la pollution serait géographiquement différencié: les émissions polluantes se réduiraient au Nord, mais augmenteraient au Sud. L’effet global serait cependant négatif pour l’environnement, du fait de l’abandon des technologies propres, et de l’augmentation de la demande pour les produits à bas coûts fabriqués dans les pays du Sud. Naturellement, les Etats victimes des délocalisations seraient découragés de renforcer leurs normes environnementales (« paralysie réglementaire »), voire pourraient s’engager dans une « course au moins-disant » environnemental pour retrouver un avantage comparatif dans certaines productions.
Les Pays-Bas peuvent-ils être qualifiés de « havre de pollution » au sein de l’Europe laitière ? Bien que le niveau de pollution des eaux soit objectivement plus élevé aux Pays-Bas (cf. supra), la réglementation nationale évolue pour restreindre les normes qui régissent les possibilités d’épandage à l’intérieur du pays, ce qui a conduit à une forte augmentation des exportations de déjections vers les pays voisins. La production autorisée d’éléments minéraux (P et N) a bien été dépassée mais les conséquences en ont été en partie exportées. Quant à la compétition entre pays en termes de réglementation (ou plus exactement d’application d’une réglementation européenne en principe commune), elle semble indéniablement posée. Dans le cas de l’Irlande, la dérogation à la directive Nitrates (250 kg N/ha) obtenue en 2014 et à renouveler fin 2017 (Gault et al, 2015), est perçue comme une condition critique pour atteindre les objectifs de développement de la production laitière à la fin des quotas (+50% à l’horizon 2020). Et dans le cas d’autres pays sans dérogation, comme la France, si ce n’est de la paralysie réglementaire, la possibilité de renforcer les normes environnementales semble fortement contrainte par les pratiques d’autres pays. Car en termes de coût et donc de compétitivité, les enjeux sont bien réels. Le maintien de la dérogation aux Pays-Bas (désormais conditionné au retour sous le plafond de phosphates autorisé) permet une économie de l’ordre de 10 000 euros par an pour la ferme laitière moyenne sur le traitement des déjections (2,5€/kg N) et le dépassement des plafonds autorisés a donc permis d’aller au-delà.
CONCLUSION
Menacé par la Commission européenne de perdre la dérogation à la directive Nitrates (ce qui se traduirait par la suppression imposée du tiers des vaches laitières), le gouvernement néerlandais a d’abord proposé d’instaurer un système de « permis phosphore » par exploitation, marchand, analogue à ce qui existe en porcs et volailles, et dont le volume global serait réduit progressivement pour atteindre la réduction souhaitée. Un système considéré comme une aide d’Etat, qui a été d’autant plus facilement rejeté par la Commission européenne que le non-respect des plafonds était considéré comme une violation de la réglementation (le respect du plafond faisait partie des engagements pris pour obtenir la dérogation en cours). Un autre programme en 3 points (Zuive lNL, 2016) a finalement été accepté début 2017. Celui-ci prévoit de réduire la teneur en phosphore des aliments, de favoriser les cessations d’activité avec des aides incitatives et de contraindre les élevages pérennes à retrouver leur cheptel du 2 juillet 2015. Globalement le secteur anticipe une réduction de 10% du cheptel laitier mais de 5% seulement de la production dans une démarche d’optimisation sans cesse mise en avant qui permettrait de ne pas effacer complètement les 15% d’augmentation de production pourtant jugées illicites (sur les 25% constatés depuis 2011) par le représentant des Pays-Bas lors d’une récente réunion de l’Observatoire européen du lait (Verkerk, 2017).
Si cette hausse de la production est assez facilement explicable en raison de la forte compétitivité de la filière laitière néerlandaise tant au niveau européen que mondial, il est clair désormais qu’elle n’a été possible qu’en s’exonérant de l’application de la réglementation environnementale pendant plusieurs années. Alors que les concepts même de gestion des marchés et de contrôle de l’offre autre que volontaire étaient systématiquement repoussés par les pays libéraux d’Europe du Nord lors des discussions européennes pour tenter de juguler la crise laitière depuis début 2015, une stricte application de la réglementation environnementale aurait pu permettre de restreindre le cheptel laitier et donc l’offre de lait dans l’UE à des périodes où elle précipitait les marchés des commodités laitières, puis par contagion de nombreux produits de grande consommation et du prix du lait aux producteurs vers des niveaux catastrophiques.
Au sein de l’Europe laitière, désormais un espace de très forte concurrence, une application hétérogène de la réglementation environnementale européenne ne permet pas de garantir des conditions de concurrence « libre et non faussée ». Les dynamiques qui s’expriment ne résultent pas seulement de la compétitivité comparée des pays et régions en concurrence. Au-delà des Pays-Bas, des interrogations similaires peuvent être posées pour l’Allemagne du Nord-Ouest toute proche qui a connu également une forte augmentation de cheptel laitier et des problèmes récurrents de qualité de l’eau. En l’absence de tout consensus européen sur la nécessité de revenir à une forme quelconque de contrôle de l’offre et encore moins de « gestion des marchés » dans le secteur laitier, une application stricte de la réglementation environnementale existante serait de nature à réguler l’offre des zones les plus denses et exploitations les plus productives et compétitives alors que l’alternative consistant à proposer une réduction volontaire à tous les producteurs en cas de forte baisse des prix semble plutôt devoir concerner les zones et exploitations les moins compétitives.
1 https://www.sfer.asso.fr/source/coll-competitivite2017/compet2017-article-perrot.pdf
Christophe Perrot, Sylvain Foray, Jean-Marc Chaumet, IDELE