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Dans un intéressant rapport proposé par l’Institut Veblen et la Fondation pour la Nature et pour l’Homme – dont nous reproduisons ci-dessous la partie consacrée à l’agriculture -, la question du commerce international est traité au travers du prisme de son impact sur la transition écologique et sociale. Il aboutit à de nombreuses recommandations pour modifier les règles du commerce international : il promeut notamment une exception agri-culturelle où, à l’instar de la culture, l’agriculture ne serait plus concernée par les négociations commerciales internationales au nom de la souveraineté alimentaire.
La lecture de ce rapport offre un panorama synthétique des limites du cadre de gouvernance du commerce international. Les auteurs, Mathilde Dupré et Samuel Leré, en appellent à remettre en cause la logique qui consiste à voir le développement des échanges « comme une fin en soi » sans se soucier des impacts négatifs en matière sociale et environnementale. En outre, les règles du commerce international portent atteinte selon eux à la démocratie, en limitant les capacités de régulation des Etats et en mettant en concurrence les systèmes sociaux. Sous cet angle, ce que l’on nous présente comme une libéralisation économique apparait donc surtout comme le moyen de protéger les entreprises et les investissements privés.
Ce rapport pointe expressément la responsabilité de l’Union européenne. D’un côté, l’accès au marché européen devrait constituer un levier pour tirer vers le haut les standards de production partout dans le monde. De l’autre, les propositions de l’UE en matière de réforme de l’OMC ne sont pas à la hauteur des enjeux et paraissent encore soigneusement éviter les sujets principaux, en particulier « elles n’abordent à aucun moment les sujets agricoles qui ont conduit à l’échec du cycle de Doha depuis plus de dix ans ».
Toujours à propos des errements de l’UE, la partie consacrée aux régimes de protection des investisseurs et de l’arbitrage est particulièrement bien renseignée. C’est un fait : de nombreux pays prennent leur distance avec ces tribunaux où des entreprises peuvent attaquer des Etats, y compris les Etats-Unis. A l’inverse, les auteurs mettent en avant « l’obstination de l’Union européenne ». Les propositions qu’elle a avancées pour s’opposer au point de cristallisation de la contestation au CETA ne convainquent pas du tout les auteurs qui dénoncent le maintien des garanties exorbitantes au bénéfice des investisseurs internationaux. Ces garanties créent de fait une inégalité de traitement entre les investisseurs nationaux et les investisseurs étrangers. Sous la nouvelle proposition, ces derniers pourront même « se référer à des engagements oraux pris par des représentants de l’Etat ». On retiendra également que « le droit de réguler des Etats n’est toujours pas garanti », ce sera aux arbitres de statuer sur la légitimité des mesures ! Enfin, la proposition d’instaurer une liste d’arbitres désignés par les Etats n’ouvre aucunement vers « une magistrature publique et indépendante en capacité d’assurer l’impartialité des décisions rendues ».
Au vu de ces éléments, les auteurs dénoncent que la Commission européenne continue de promouvoir, via les accords bilatéraux, une « Cour multilatérale d’investissements », sorte de justice parallèle supranationale et asymétrique, où les entreprises pourraient attaquer les Etats, mais nullement l’inverse. A l’heure où l’organe de règlement des différents de l’OMC est en passe d’être bloquée, faut-il y voir là la volonté de la Commission européenne de pousser une alternative à sa propre création ?
Ce rapport s’inscrit clairement dans le sens des propositions qu’Agriculture Stratégies porte depuis la parution de la note de référence du 12 février 2019 intitulée « La réforme du multilatéralisme : un défi pour les institutions européennes et une solution pour la PAC ».
Nous partageons en grande partie les analyses et recommandations sur les questions alimentaires et agricoles. En particulier, exiger que les règles européennes de production s’appliquent sur les importations apparait d’autant plus important depuis que la Loi issue des Etats Généraux de l’Alimentation le prévoit dans son article 44. En revanche, on est un peu plus dubitatif sur la proposition de taxer les exportations européennes à hauteur des subventions perçues, il serait plus pertinent de s’attaquer directement aux causes du dumping des prix internationaux, dans un cadre multilatéral, en construisant ainsi les bases d’une coopération internationale entre politiques agricoles régionales stabilisatrices et durables. Mais, au final, on ne peut que partager la nécessité de traiter les enjeux agricoles et alimentaires mondiaux en dehors du cadre actuel de négociations commerciales qui font fi de la sécurité alimentaire, de la volatilité structurelle des marchés agricoles et de la transition écologique.
Frédéric Courleux, Directeur des études d’Agriculture Stratégies
RÉSERVER UN TRAITEMENT SPÉCIAL À L’AGRICULTURE
L’un des enjeux fondamentaux du XXIe siècle est d’allier la sécurité alimentaire1 d’une population qui devrait dépasser 11 milliards d’individus d’ici 2100 avec la préservation des ressources naturelles, de la biodiversité et la lutte contre le dérèglement climatique. La conciliation de ces impératifs nécessite de promouvoir une forme de « souveraineté alimentaire », c’est-à-dire le droit pour une population de décider de ses propres politiques publiques et politiques commerciales agricoles. Produire en quantité suffisante est en effet loin d’être le seul défi pour nourrir la planète : la faim dans le monde est moins due à la quantité de production disponible qu’à la capacité économique de certaines populations d’acheter leur alimentation. Les petits paysans et les ouvriers agricoles représentent d’ailleurs plus de la moitié du milliard de personnes souffrant de la faim dans le monde2. Cette équation ne peut être résolue que par la promotion de systèmes agricoles promouvant l’autonomie et le bien-être des paysans et un plus grand respect de l’environnement. Cela suppose d’encourager une agriculture de proximité, diversifiée et durable destinée en priorité à alimenter les marchés locaux, régionaux et nationaux et garantissant un niveau de vie décent aux producteurs.
La souveraineté alimentaire doit aujourd’hui faire face à plusieurs difficultés
La première est environnementale et notamment climatique. Les changements climatiques sont déjà à l’origine d’une déstabilisation des productions et des filières. Apparition de nouveaux ravageurs, stagnation ou pertes de rendements : si le changement climatique se fait déjà sentir ce n’est qu’un début sous nos latitudes. Et les effets vont s’aggraver dans le temps.
Agriculture et climat sont intimement liés : l’agriculture est à la fois responsable et victime du changement climatique mais elle constitue aussi une partie de la solution. L’agriculture est l’une des causes majeures du changement climatique. En effet, le secteur agricole et forestier représente près d’un quart des émissions de gaz à effet de serre au niveau mondial. Comme pour tous les autres secteurs, l’atteinte des objectifs fixés par l’Accord de Paris ne sera pas possible sans une réduction drastique de ces émissions. Les trois principaux leviers pour agir sur les émissions de l’agriculture sont : 1) la baisse de la production et de la consommation de viande et de produits laitiers afin de diminuer la taille des cheptels – pour rappel l’élevage pèse pour 14,5% des émissions mondiales – , 2) la diminution drastique de l’utilisation d’engrais azotés et surtout 3) la fin de la déforestation. En parallèle, les agriculteurs sont aujourd’hui parmi les premières victimes du dérèglement climatique. Selon l’INRA, le changement climatique a déjà eu un impact négatif sur les rendements du blé de – 2% par décennie, et de – 1% par décennie pour le maïs depuis les années 80. Enfin l’agriculture a un potentiel de stockage de carbone considérable qui lui donne un rôle de puits, essentiel pour atteindre les objectifs climatiques.
Ensuite la souveraineté alimentaire est fragilisée par l’exposition des agriculteurs à la volatilité des cours sur les marchés mondiaux. La mise en concurrence directe des systèmes agricoles mondiaux a entraîné une course à la compétitivité qui tire vers le bas les revenus mais aussi la qualité environnementale et sanitaire des produits. Les agriculteurs français et européens se retrouvent ainsi pour une grande partie d’entre eux, et malgré une politique agricole commune très active, soumis aux aléas des cours mondiaux de matières premières agricoles. En outre, leurs produits entrent en compétition avec ceux des producteurs américains ou encore néo-zélandais qui n’ont à la fois pas les mêmes conditions pédoclimatiques, pas les mêmes contraintes, normes ou réglementations, pas les mêmes politiques agricoles et pas les mêmes coûts de production.
Enfin, le rôle prépondérant d’industries agro-alimentaires de plus en plus mondialisées et qui captent une part majeure de la valeur ajoutée dans la chaîne de production est également un facteur de déstabilisation important. Les choix qu’elles opèrent pour répondre aux marchés de consommation ont des impacts directs sur les cours mondiaux et sur les agriculteurs. La place qu’elles occupent en termes d’investissements, de commerce ou de diffusion d’innovations peut remettre en cause, voire contredire les politiques agricoles nationales ou continentales. Elles contribuent de surcroît à accentuer la spécialisation agricole des grandes régions du monde.
Dans de nombreux pays, ces difficultés sont couplées avec des problématiques d’accès aux marchés pour les petits producteurs et d’accaparement des terres par des filières d’exportation.
Des solutions existent pour faire évoluer les systèmes et initier un cercle vertueux du point de vue social, environnemental mais aussi de gouvernance. Les modèles d’agriculture agro-écologique familiale contribuent à la préservation des équilibres écologiques, de la biodiversité et la lutte contre le dérèglement climatique. Sur le plan purement économique, le modèle de l’agriculture familiale est souvent plus stable et résistant en situation de crise3.
Agriculture et commerce : quelques repères historiques
Au sortir de la seconde guerre mondiale, l’agriculture européenne s’est trouvée largement déficitaire sur le plan productif et au cœur d’un enjeu social de premier ordre, avec une main d’œuvre agricole qui vivait dans la misère. Pour répondre à ces défis, l’Europe s’est dotée d’une politique agricole et d’une politique commerciale qui ont conjugué leur efficacité. L’Europe a pu ainsi mettre en place des droits de douanes sur des productions éminemment stratégiques telles que les céréales, le lait, le sucre et la viande (Organisation commune des marchés) : une politique incitative et rémunératrice qui a porté ses fruits en 15 ans, l’Europe devenant ainsi excédentaire sur ces produits.
L’erreur a été de poursuivre ces politiques une fois l’objectif atteint : l’Europe a ainsi produit des excédents qu’elle a cherché à exporter, notamment à bas coût dans les pays du sud et elle a poursuivi la spécialisation de son agriculture.
L’agriculture n’est pas un bien comme un autre. Elle est d’ailleurs longtemps restée à l’écart des négociations commerciales multilatérales. Les règles du GATT, adoptées en 1947 prévoyaient en effet des exceptions pour le secteur agricole. Les articles XI et XVI autorisaient un soutien public de l’agriculture sans empêcher la conclusion d’accords bilatéraux entre États pour abaisser les droits de douanes ou prévoir des règles spécifiques. Le GATT tolérait aussi le recours à des subventions à l’exportation pour les produits agricoles de base ainsi que la mise en place de restrictions quantitatives. En d’autres termes, un État pouvait restreindre la production ou la vente d’un produit, pour résorber un excédent.
La réforme de la PAC4 et la signature des accords de Blair House en 1992 marquent un tournant vers la libéralisation des échanges, concrétisée par la fin des négociations de l’Uruguay Round (1986-1993). Deux accords ont été signés en 1994, le premier portant sur l’agriculture et le second sur les règles sanitaires et phytosanitaires (SPS). Cela a entraîné une plus grande libéralisation du secteur agricole remettant en cause la capacité des États à intervenir sur ce marché spécifique et à pratiquer une politique des prix. Les tentatives destinées à « libéraliser » toujours plus largement les marchés agricoles à l’échelle mondiale dans le cadre du cycle de Doha n’ont pas pu aboutir du fait de la mobilisation de la société civile dans un grand nombre de pays. Mais des clauses un peu identiques ont été aussitôt renégociées dans la cadre d’accords bilatéraux entre pays ou groupes de pays.
Une libéralisation de l’agriculture : à quel prix ?
Il est nécessaire de distinguer les effets de la libéralisation du secteur agricole en fonction des groupes de pays.
Selon Olivier de Schutter, ancien Rapporteur spécial pour le droit à l’alimentation du Conseil des droits de l’homme à l’Organisation des Nations unies, les conséquences économiques de l’ouverture commerciale dans les pays en développement (PED) ont eu plusieurs effets.
- Les accords de commerce n’ont pas permis à ces pays de lever les obstacles persistants en matière d’accès aux marchés des pays industrialisés. Elles ont au contraire favorisé une utilisation par les pays industrialisés des subventions pour inonder les marchés agricoles du Sud de produits bon marché qui ont déstructuré les marchés locaux. Les soutiens internes à l’agriculture au Nord ont certes été réduits de 20 % (pour 13,3 % dans les PED) par rapport aux soutiens qui existaient en 1986-19885. Mais ce mouvement n’a en réalité pas été favorable aux PED car les niveaux initiaux de soutien de référence étaient très inégaux. De plus, les règles de l’OMC ont non seulement imposé une réduction des subventions agricoles à l’exportation mais encore l’interdiction d’en instaurer de nouvelles. Les pays en développement qui n’étaient pas dotés de dispositifs de soutien à l’époque ont ainsi été lésés puisqu’ils n’ont jamais eu l’occasion d’y recourir. A contrario, les pays du nord ont certes réduit leurs soutiens à l’export mais ils ne les ont pas faits disparaître complètement.
Certes, les aides compensatoires ont dû être découplées et remplacées par des droits à paiements uniques proportionnels à la surface (indépendamment du choix des productions) pour ne pas être attaquées pour dumping et distorsion de concurrence sur le marché mondial. Mais la PAC européenne reste responsable de certaines déstabilisations des marchés agricoles extérieurs via ces aides de base qui constituent toujours une forme de subvention déguisée quand les produits entrent sur le marché mondial. Ces produits alimentent une concurrence déloyale envers les produits similaires non subventionnés et tirent les cours internationaux vers le bas. Selon la plateforme pour une autre PAC, c’est plusieurs milliards d’euros du budget européen qui quittent l’UE pour « affaiblir la souveraineté alimentaire des pays du sud »6.
Cette situation alimente une double dépendance des pays en développement à des revenus d’exportations de quelques produits primaires pour acquérir des devises et des importations alimentaires pour nourrir les populations7.
- Les pays du Sud ne sont pas parvenus non plus à accroître significativement leur part de valeur ajoutée dans le secteur agricole. Étant donné la structure fortement concentrée des maillons intermédiaires de la plupart des marchés agricoles, la majeure partie de la valeur ajoutée est captée par les firmes transnationales en charge du négoce des matières premières, de leur transformation et de leur commercialisation. C’est par exemple le cas des étapes du broyage et de la préparation du cacao entre les 5 millions de producteurs dans le monde8 et les centaines de millions de consommateurs. En France, seulement cinq multinationales, dont Barry Callebaut, Cargill et Blommer détiennent ainsi 81% du marché9 et dictent leurs conditions et leurs prix aux agriculteurs.
De plus, l’existence de pics tarifaires sur les produits alimentaires transformés dans les pays industrialisés décourage la diversification des activités dans les économies du Sud vers des produits à plus forte valeur ajoutée.
La libéralisation de l’agriculture, l’instabilité et la faiblesse des prix sur les marchés agricoles n’ont pas des impacts néfastes que dans les pays en développement. Elles en ont aussi en Europe puisqu’elles mettent en concurrence des agricultures aux normes et contraintes différentes. L’Union européenne souffre par exemple d’un retard de compétitivité, comme pour les productions animales par exemple, avec les grands domaines du nouveau monde (USA, Brésil, Argentine, Australie et Nouvelle Zélande). Les prix sont tirés vers le bas et, sans protection, les agriculteurs sont tentés de vendre en dessous de leur prix de production. Selon la mutualité sociale agricole, en 2016, en France, le revenu moyen se trouve entre 13 000 et 15 000 euros par an et près d’un tiers des agriculteurs gagne moins de 350 euros par mois.
La PAC encourage depuis des décennies un modèle agro-industriel tourné vers l’exportation et génère en outre d’autres effets pervers sur le plan écologique. D’abord, elle soutient encore, par les aides à l’hectare du premier pilier, une partie de cultures destinées à l’exportation alors même qu’elle soutient insuffisamment les cultures destinées au marché intérieur ou à l’alimentation du cheptel français. En particulier, elle reste peu incitative sur les protéines végétales (lupin, luzerne, pois, féverole, soja, etc.) destinées notamment à l’alimentation animale10. Or, la culture de soja, telle que pratiquée en Amérique du sud, est par exemple responsable de près de 60% de la déforestation mondiale. Les importations européennes de soja, mais aussi d’huile de palme ou du cacao constituent ainsi une forme de déforestation importée que la France s’est pourtant engagée à combattre11. A ce titre, l’accord de commerce conclu avec le Mercosur (Brésil, Argentine, Uruguay et Paraguay) et ceux en cours de négociation avec l’Indonésie et la Malaisie risquent d’aggraver la situation. D’autres déséquilibres écologiques sont observés un peu partout dans le monde : pertes considérables de biodiversité, effondrement de nombreux pollinisateurs, érosion et salinisation des sols…
L’agriculture dans les accords de commerce bilatéraux : des problèmes exacerbés
Aujourd’hui, l’agriculture constitue un élément essentiel des accords bilatéraux. De nombreuses activités de ce secteur clé restaient en effet encore relativement protégées avec des droits de douanes importants.
Sans compter que l’agenda commercial européen actuel concerne toute une série de partenaires commerciaux qui constituent d’anciennes colonies de peuplement et dont le secteur agricole présente des caractéristiques encore plus intensives que l’agriculture européenne. On peut citer notamment le Canada, les pays du Mercosur, l’Australie, les États-Unis ou la Nouvelle Zélande. L’une des difficultés est que l’agriculture ne revêt pas la même importance stratégique pour l’ensemble des États membres de l’UE. Elle est par conséquent parfois utilisée comme variable d’ajustement en échange de concessions dans d’autres secteurs tels que l’ouverture d’autres marchés industriels, notamment automobiles ou des marchés publics.
A nouveau, les impacts environnementaux liés aux activités agricoles apparaissent largement ignorés, en dépit du contexte d’urgence écologique. Comme le relevait le rapport des experts de la Commission d’évaluation du CETA, cet accord érigé en modèle fait l’impasse sur cette question : « On peut regretter que cet accord de nouvelle génération ne prenne pas mieux en compte les objectifs de lutte contre le réchauffement climatique et de développement durable en promouvant de manière ambitieuse la mise en place de systèmes agro-alimentaires locaux et territorialisés, reliant consommateurs et producteurs en limitant les besoins de transformation et de transport des denrées alimentaires. » La stratégie défendue par la Commissaire européenne au commerce consiste ainsi par exemple à favoriser les importations de viande du Canada et des pays du Mercosur et, en contrepartie, d’ouvrir de nouveaux marchés d’exports aux éleveurs européens pour exporter vers le Japon, la Chine ou la Turquie. Ce modèle est un non-sens écologique et social.
Une telle politique commerciale agricole est d’autant plus problématique que les règles actuelles autorisent l’entrée sur le marché européen d’aliments produits avec des molécules ou des pratiques d’élevages interdites dans l’UE. Les accords de commerce contribuent par conséquent à mettre en compétition des modèles agricoles très différents et aux coûts de production très hétérogènes. Le Canada autorise par exemple encore 46 substances actives qui ont été interdites depuis longtemps dans les autres pays ou continents comme l’Union européenne, les États-Unis ou l’Australie12. En outre, les limites maximales de résidus de pesticides autorisées dans les produits alimentaires sont beaucoup moins exigeantes au Canada, voire pour certaines moins exigeantes que les standards internationaux définis dans le Codex Alimentarius. En d’autres termes, en cas d’interdiction du glyphosate dans l’Union européenne, les importations d’aliments traités au glyphosate resteraient possibles sous condition de respecter une limite maximale de résidus (LMR).
De même, dans le secteur de l’élevage, alors qu’il est interdit depuis la crise de la vache folle de nourrir les animaux avec des farines animales en Europe, l’interdiction ne vaut pas pour les exportations vers l’UE de produits animaux issus d’un certain nombre de pays partenaires, comme le Canada, les pays du Mercosur, le Japon, la Nouvelle Zélande ou l’Australie.
Cette divergence entre les règles applicables pour la production agricole européenne et pour les produits importés constitue un obstacle majeur pour progresser dans la transition agricole car elle met les agriculteurs européens en situation de concurrence déloyale.
Enfin, certains de nos partenaires commerciaux utilisent les négociations commerciales pour peser directement sur nos règles sanitaires quand elles diffèrent des leurs. Plusieurs règles européennes ont déjà été assouplies pendant les négociations du CETA, à la demande du Canada. Selon l’interprofession du soja canadien, Soy Canada, l’Union européenne avait pris l’engagement d’autoriser plusieurs nouvelles variétés transgéniques de soja13. En juillet 2016, Monsanto annonçait ainsi avoir obtenu un agrément de la Commission européenne pour l’importation d’un soja OGM tolérant à deux herbicides (glyphosate et dicamba)14.
Autre exemple significatif : à la suite de l’interdiction des néonicotinoïdes par la France et l’Union européenne, notamment à cause de leur nocivité sur les abeilles, Bayer Monsanto a demandé une « tolérance à l’importation » pour la substance active « clothianidine » dans les pommes de terre canadiennes. Concrètement, il s’agissait d’aligner la limite maximale de résidus (LMR) acceptée dans l’UE sur la LMR applicable au Canada en la multipliant par dix (de 0,3 mg/kg à 3 Mg/kg). Cette proposition relayée par la Commission a heureusement été bloquée au dernier moment par le Parlement Européen15. Enfin, selon le rapport de la commission Schubert « L’UE a déjà autorisé par simple échange de lettres l’usage de l’acide lactique (décembre 2013) et de l’eau chaude recyclée (août 2015) pour décontaminer les carcasses, mesures considérées par certains comme une concession anticipée de l’UE dans les négociations, pouvant ouvrir la voie à l’autorisation d’autres substances. La réglementation canadienne autorise le rinçage et le traitement au chlore de la viande de bœuf et de poulet, interdits en Europe. Très récemment, en juin 2017, le Canada a indiqué souhaiter introduire une demande d’utilisation de l’acide citrique et de l’acide péroxyacétique. » [p45].16
Comme le soulignent encore ici les experts de la Commission d’évaluation, les dispositifs de coopération réglementaire prévus dans le CETA pourraient donc contribuer à l’affaiblissement des règles sanitaires et environnementales européennes existantes et entraver l’adoption de nouvelles règles plus exigeantes.
Comment protéger l’agriculture ?
À l’image de « l’exception culturelle », le statut spécial de l’agriculture devrait en faire un secteur spécifique, protégé dans le cadre des règles internationales du commerce. D’un point de vue juridique il serait possible de transposer le principe d’exception culturelle pour une exception agricole visant à garantir « la souveraineté, l’autonomie et la qualité alimentaire » partout dans le monde comme l’a d’ailleurs proposé le programme de Lascaux en 201317.
Depuis 2005, 148 pays ont signé la convention de l’UNESCO sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles qui garantit dans son article premier un droit souverain des États à mettre en œuvre toutes les politiques publiques qu’ils jugent appropriées pour protéger la diversité et les expressions culturelles. Dans son article 6, il est précisé que les États peuvent utiliser tous les moyens nécessaires pour « protéger et promouvoir la diversité des expressions culturelles sur son territoire », ce qui inclut les aides financières publiques mais aussi l’octroi de certains privilèges pour garantir la création, la production, la diffusion et distribution de produits culturels nationaux. La France a par exemple imposé des règles permettant de subventionner sa production culturelle. Il existe notamment une taxe sur les billets de cinéma vendus ainsi que le chiffre d’affaires des chaînes de télévisions dont le revenu sert à alimenter le Centre National de la Cinématographie (CNC). En outre, les radios françaises doivent proposer au moins 40% de chansons françaises dont la moitié de jeunes talents. Les chaînes de télévisions ont quant à elles l’obligation de diffuser 60% d’œuvres européennes et 40% tournées en langue française. Il est évident que ces règles constituent un outil essentiel pour promouvoir la production de l’industrie culturelle française.
Il serait possible d’imaginer un dispositif équivalent pour l’agriculture à condition d’autoriser un tel traitement spécifique. Si certains de nos partenaires considèrent l’exception audiovisuelle comme un obstacle au commerce, sa mise en place n’empêche pas la diffusion de produits culturels étrangers en France. Par ailleurs, étant donné que c’est grâce à l’exception culturelle que nous avons un réseau de salles de cinéma plus développé en France qu’ailleurs en Europe, cela profite indirectement également aux acteurs étrangers puisqu’ils ont plus de lieux où diffuser leurs productions.
Mettre en place une exception agri-culturelle permettrait aussi d’utiliser le levier de la commande publique. En effet, cette dernière a en France un rôle significatif à jouer en particulier sur l’agriculture via la restauration collective notamment, qui représente 8 millions de repas par jour et 3 milliards par an. Si tous les restaurants ne dépendent pas de la commande publique, une majorité d’entre eux est soumise aux règles du code des marchés publics, issues de la Directive européenne du même nom. Aujourd’hui, les règles ne permettent pas d’intégrer de critère de localité. Et les propositions portées par les collectivités locales dans ce sens lors de la révision de la Directive en 2014 ont toutes été écartées par la Commission en raison des engagements pris par l’UE dans le cadre des accords de commerce. Si certaines astuces juridiques18 (notamment la mise en place de critères de fraîcheur) permettent parfois de passer outre, l’exception agri-culturelle pourrait permettre de justifier la mise en place d’une obligation pour tous les restaurants collectifs de s’approvisionner auprès de producteurs locaux et donc de développer les circuits courts.
Penser une exception agri-culturelle c’est aussi traiter à part l’agriculture en matière de protection de la propriété intellectuelle. En effet, le brevetage de semences revient à breveter le vivant. Cela nécessite une approche spécifique qui ne peut être la même que celle qui prévaut pour la protection de la propriété intellectuelle sur de nouveaux médicaments ou des innovations industrielles. Il est nécessaire par exemple de garantir une exception pour les semences produites à la ferme. Ce n’est pourtant pas le cas dans le chapitre 20 du CETA, qui prévoit la possibilité de la saisie pour soupçon de contrefaçon, ce qui entre en opposition avec la loi française19. Par ailleurs, le CETA renforce considérablement le pouvoir des semenciers vis-à-vis des agriculteurs puisque la charge de la preuve est inversée et qu’il incombe désormais aux agriculteurs de démontrer qu’il n’y a pas eu de contrefaçon20.
Faire reconnaître une telle exception agri-culturelle ne sera pas chose aisée. Il faut s’attendre à l’opposition d’un certains nombres pays qui verront cette proposition d’un très mauvais œil. On peut notamment penser au Canada et aux États-Unis qui refusent par exemple de signer le protocole de Carthagène sur les biotechnologies ou de pays du Sud tels que le Brésil qui exportent beaucoup de produits agricoles. Pour convaincre ses partenaires, l’Union européenne doit s’engager en contrepartie à mettre fin à toute forme de subvention déguisée de ses propres exportations agricoles. Une telle exception serait bénéfique pour le développement d’une agriculture locale et durable, de qualité, rémunératrice pour les producteurs et accessible pour les consommateurs.
1 La sécurité alimentaire est définie par la FAO comme « consist[ant] à assurer à toute personne et à tout moment un accès physique et économique aux denrées alimentaires dont elle a besoin ».
2 Gérard Azoulay, « Sécurité alimentaire mondiale et crise structurelle d’un mode de fonctionnement de l’économie agricole », L’Homme & la Société, vol. 183-184, no. 1, 2012, pp. 61-81.
3 A. Grandjean, F. Courleux, A-S. Wepierre, M-S. Dedieu, « L’agriculture familiale en France métropolitaine : éléments de définition et de quantification », Centre d’études et de prospective, n°90, mai 2016, http://agriculture.gouv.fr/sites/minagri/files/analyse_cep_90_agriculture_ familiale_france_metropolitaine-2.pdf
4 La Politique agricole commune de l’UE qui avait longtemps maintenu un cadre de régulation de la production agricole et des échanges a peu à peu abandonné les outils dont elle disposait tels que les quotas.
6 Plateforme pour une autre PAC, « Osons une vraie réforme de la politique agricole commune », 2018
8 Amiel, F., Muller, A., Laurans, Y. « Produire un cacao durable : à quelles conditions ? » Iddri, Décryptage N°14/18, 2018.
9 Étude du Basics pour la plateforme pour le commerce équitable, « La Face cachée du chocolat », 2016
10 Bien que la France soit un pays faiblement consommateur de légumes secs (consommation deux fois moindre qu’en Europe), près de 80% des volumes consommés sont importés (70%des échanges commerciaux sont dominés par 5 entités), notamment pour approvisionner les débouchés industriels dont 90% de ses volumes sont issus d’importations. Le marché intérieur des légumes secs est dominé par la grande distribution qui monopolise les ventes de produits transformés qui représentent plus de 50 000 tonnes. Solagro, RAC France, « Les légumes secs. Quelles initiatives territoriales ? », 2017, https://reseauactionclimat.org/wp-content/uploads/2017/04/Les-le%CC%81gumes-secsQuelles-initiatives-territoriales.pdf
11 Stratégie nationale de lutte contre la déforestation importée 2018-2030, https://www.ecologique-solidaire.gouv.fr/sites/default/ files/2018.11.14_SNDI_0.pdf
12 Rapport de la Commission Schubert (2017), op. cit. et David R. Boyd, « Cleaner, Greener, Healthier: A Prescription for Stronger Canadian Environmental Laws and Policies », UBC Press, 2015
13 Fondation Nicolas Hulot, Aitec, Amis de la Terre, Attac, Confédération paysanne, « Les menaces du traités de libre échanges avec le Canada (CETA) sur l’agriculture », 2015 https://france.attac.org/IMG/pdf/note_ceta_agri.pdf
14 « Roundup Ready 2 Xtend Soybeans Gain EU Import Approval », 22 juillet 2016, https://monsanto.com/news-releases/roundup-ready2-xtend-soybeans-gain-eu-import-approval/
15 Voir note de bas de page 122
16 Rapport de la Commission Schubert (2017), op. cit.
17 Thomas Berger et François Collart Dutilleul, « Droit commercial: pour une exception alimentaire », Revue Projet n°353, été 2016
18 Un guide du Ministère de l’agriculture recommande pour atteindre cet objectif légitime de politique publique de jouer sur les spécifications techniques, sociales et de qualité, les conditions d’exécution, l’allotissement sur des petites quantités pour favoriser la participation d’entreprises locales, Ministère de l’agriculture, de l’agroalimentaire et de la forêt, « Guide pratique favoriser l’approvisionnement local et de qualité en restauration collective », novembre 2014
19 Voir le site de la Coordination Nationale pour la Défense des Semences Fermières, http://www.semences-fermieres.org/interets_semence_ de_ferme_5.php
20 Fondation Nicolas Hulot, Aitec, Amis de la Terre, Attac, Confédération paysanne, (2015), op. cit.