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Le sujet des bassines, ou bassins de rétention visant à permettre l’irrigation en période sèche, cristallise en ce moment les tensions. La création d’une retenue d’eau à Sainte Soline a focalisé l’attention du grand public, qui craint un accaparement d’une ressource de plus en plus précieuse au profit de quelques-uns qui refusent de changer de pratiques pour s’adapter au changement climatique.
Mais qu’en est-il réellement ? Une fois l’émotion passée de voir les images du chantier débuté dans le marais Poitevin, il apparait légitime de s’interroger sur la genèse du projet, la réflexion qui l’a accompagné, et les objectifs poursuivis. Nous proposons dans cet article de résumer les échanges nourris qui ont fait l’objet de 2h de discussions live sur la chaîne Youtube de Thierry Bailliet, agriculteur d’aujourd’hui[1], le 2 novembre dernier, en présence de Thierry Boudaud, agriculteur et président de la Coop de l’eau dans les Deux-Sèvres, à l’origine du projet de Sainte Soline, Serge Zaka, docteur-chercheur en agroclimatologie et météorologue, Jean-Baptiste Vervy, et Bruno Cardot, agriculteurs, ainsi que de Gabrielle Dufour (Agridées).
Il apparait ainsi que ce chantier est en réalité l’aboutissement de 10 années de travail en concertation et en coopération avec des hydrogéologues, les collectivités, et les associations environnementalistes pour aboutir à un projet visant à alléger la tension sur la ressource en eau, préserver la biodiversité, et engager les agriculteurs participants dans une transition agroécologique. Le refus en bloc par principe de ce type d’ouvrage vient donc ici nier l’investissement collectif qui vise à permettre un progrès environnemental. Si les opposants peuvent considérer que le progrès n’est pas suffisamment ambitieux, il reste important d’expliquer pourquoi il s’agit néanmoins d’une amélioration de la situation par rapport aux pratiques antérieures, et de ne pas nier le travail collectif réalisé. Et là encore, il est important de rappeler les difficultés que rencontre le monde agricole lorsqu’il souhaite s’engager dans cette transition, difficultés qui ne sont d’ailleurs pas uniquement liées à la volonté des agriculteurs, mais qui dépendent également de leur environnement économique et des filières. Rappelons-le à nouveau : pas d’agroécologie sans économie.
La vidéo du live est disponible dans son intégralité ici :
https://www.youtube.com/watch?v=X3yno66LXcY&list=PLooOacUMDB59CXgoHiZlEvlQsjdQylBE0&index=1&ab_channel=ThierryAgriculteurd%27Aujourd%27hui
Le projet de la Coop de l’eau : un projet de territoire
Le projet est certes d’ampleur : il s’agit de la réalisation de seize réserves de substitution, permettant de stocker 6,8 millions de m3 à l’horizon 2025. Mais son intérêt est de réduire la tension sur la ressource en eau en été, en diminuant les prélèvements d’eau dans les nappes lorsque la ressource se raréfie. La nappe du bassin concerné est peu profonde, elle se remplit (et se vide) rapidement lorsque les précipitations sont importantes. Les bassines, ou plus élégamment « retenues de substitution », seront remplies depuis la nappe en hiver, mais uniquement lorsque celle-ci déborde. La période de remplissage autorisée va du 1er novembre au 30 mars, mais le remplissage n’est possible que lorsque le niveau de la nappe, suivi par l’administration au moyen de différents capteurs, dépasse un certain seuil de remplissage et que son excédent se déverse dans les cours d’eau. Quand la nappe n’est pas en excédent, le remplissage de la réserve est interdit.
A l’origine du projet, la nécessité de rééquilibrer les usages entre agriculture, industrie, eau potable et biodiversité. Le marais Poitevin est une zone d’intérêt biologique importante : il s’agit de la deuxième zone humide de France (après la Camargue), un réservoir de biodiversité exceptionnel.
La déclinaison de la politique de l’eau du bassin Loire-Bretagne dont dépend le marais Poitevin a ainsi acté le besoin de réduire les prélèvements agricoles, notamment en été. L’objectif est ambitieux : diminuer de 70% prélèvements d’irrigation estivaux par rapport à l’année de référence 2005, et passer donc de 22 millions de m3 à 5,9 millions de m3 à l’horizon 2025.
La Coopérative de l’eau, créée en 2011, porte ce projet de retenue collective. Elle vise à une gestion collective de l’eau sous forme de coopérative, et applique le partage de l’eau prévu selon le plan de répartition entre agriculteurs défini de façon collective par l’Etablissement public du marais Poitevin et validé par l’Etat (les volumes sont attribués par exploitation chaque année par arrêté préfectoral). La coopérative mutualise le coût du projet entre les agriculteurs (investissement, raccordement).
Pour en définir le périmètre et les conditions, un comité de pilotage a été mis en place, regroupant plus d’une quarantaine de structures agissant dans le domaine de l’eau (financeurs, administration, syndicats d’eau potable et de rivière, associations de protection de l’environnement, élus, experts techniques). Des hydrogéologues ont ainsi été mobilisés pour établir la relation entre la pluie, la nappe, les rivières et le marais Poitevin. Après pratiquement 5 années d’études et de concertation, le projet a été autorisé par arrêté préfectoral le 23 octobre 2017. Suite à un recours déposé au Tribunal administratif, une médiation a été mise en place en juin 2018 entre les différents acteurs du projet. Après plusieurs mois de concertation, la dimension du projet est réduite, un consensus est trouvé et signé entre les parties prenantes le 18 décembre 2018[2].
Ce projet de stockage de l’eau s’accompagne d’une réduction globale des volumes utilisés, et pas uniquement d’une substitution de la période à laquelle les volumes sont prélevés : des 22 millions de m3 historiquement prélevés, le volume total attribué pour l’irrigation agricole sera de 14,7 m3.
Figure 1 : répartition des volumes destinés à l’irrigation agricole selon leur origine, source Protocole d’accord pour une agriculture durable dans le territoire du bassin Sèvre Niortaise – Mignon du 18 décembre 2018
L’accès à l’eau conditionné à la transition agroécologique : le Protocole d’accord pour une agriculture durable
Lors du dimensionnement du projet, les experts ont estimé que les réserves ne seraient pas remplies 8 années sur 10, faute de pluies suffisantes pour permettre de maintenir la nappe en excédent pendant la durée nécessaire au remplissage. Ainsi, comme le rappelle Serge Zaka, les retenues et l’irrigation font partie des réponses au changement climatique, mais ne doivent pas être les seuls outils mobilisés.
La réduction de la consommation d’eau et l’adaptation au changement climatique nécessite un changement de pratiques. Un fait acté pour les agriculteurs membres du projet, pour qui l’accès à l’eau, suivi au moyen de compteurs téléconnectés, est conditionné à un engagement de transition agroécologique. Ainsi, tous les agriculteurs qui vont bénéficier de la réserve doivent s’engager à faire évoluer leurs pratiques agricoles, et ces engagements seront contrôlés, et sanctionnés en cas de manquement. Un diagnostic de l’exploitation est réalisé, à la suite duquel les agriculteurs choisissent des solutions à mettre en œuvre : passage en bio, certification HVE, engagement à planter des haies ou réduire les phytosanitaires, passer en agriculture de conservation pour augmenter la réserve utile du sol…
Pour autant, même en modifiant les pratiques agricoles, les réserves en eau risquent de devenir nécessaires, puisque comme l’explique Serge, en France depuis 1959 et notamment du côté de la Vendée et du Poitou, s’il pleut davantage sur l’année, le sol devient plus sec en été. Le changement climatique ne réduit pas nécessairement la quantité de pluie, mais modifie la répartition des précipitations sur l’année. Il pleut davantage et plus fort en hiver, et moins en été, d’où ce besoin de stocker l’eau d’hiver.
D’après le site de la Coop de l’eau[3], 226 exploitations sont engagées dans ce projet collectif et représentent 25% des exploitations du bassin Sèvre-Mignon[4]. Ils mobilisent une surface agricole utilisée de 35 000 ha, où la surface en maïs grain a été divisée par 3 et où les terres irriguées représentant 9 600 ha. La taille moyenne des exploitations est donc de 171 ha (78 ha /UTH), et 55% d’entre-elles sont orientées vers l’élevage. Cela représente 435 agriculteurs et 140 salariés soit près de 600 emplois directs. Une réalité qui semble donc éloignée de la description faite d’une agro-industrie fondée sur l’export incapable de faire évoluer son modèle.
Si le projet de la Coop de l’eau semble avoir privilégié un dialogue exemplaire avec les différentes instances (administration, société civile, hydrogéologues, agence de l’eau, associations environnementales) et apparait comme promoteur d’un progrès environnemental, les réactions observées sur ces derniers jours sont inquiétantes. Malgré la bonne volonté des parties prenantes, une minorité agissante est déterminée à rejeter systématiquement le projet et plus largement tous ceux du domaine de l’irrigation au nom d’une vision dogmatique, au mépris des efforts entrepris et de la nécessité de soutenir des exploitations agricoles déjà fragilisées. Pourtant, comme les échanges de ce live le rappellent, ces exploitations ne peuvent s’engager seules dans des actions de transition et le développement des filières pour valoriser des productions alternatives comme les légumineuses ou le sorgho est également nécessaire. Elles ont aussi besoin de l’implication des consommateurs qui doivent traduire leurs préoccupations environnementales par des comportements d’achat concrets.
Jacques Carles, Président d’Agriculture Stratégies
Alessandra Kirsch, Directrice des études d’Agriculture Stratégies
Le 9 novembre 2022
[1] https://www.agriculteurdaujourdhui.com/
[2] https://www.deux-sevres.gouv.fr/content/download/28454/222649/file/18-12-18%20Protocole%20avec%20signatures%20AccordbassinSevreniortaiseMignon.pdf
[3] http://www.coopdeleau79.com/
[4] https://deux-sevres.chambre-agriculture.fr/fileadmin/user_upload/Nouvelle-Aquitaine/103_Inst-Deux-Sevres/Documents/Technique_innovation/EAU/fiche5_CRANA_Fiches_BSNMP_V4.pdf