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Aléas climatiques, variabilité des cours, problématiques techniques : les exploitations de zones intermédiaires sont touchées par de nombreuses perturbations depuis quelques années. Comment peuvent-elles surmonter leurs difficultés et se maintenir dans un tel contexte ? La thèse de Lore-Elène Jan[1], consultante d’Agriculture Stratégies, qu’elle a soutenue en juillet 2022, apporte un éclairage sur ce point en étudiant l’adaptation des exploitations céréalières des plateaux de Champagne-Bourgogne, des zones intermédiaires particulièrement fragilisées.
Une spécialisation en grandes cultures malgré des sols peu adaptés
Depuis les années 60 et la Révolution verte, les régions françaises se sont spécialisées dans différentes productions agricoles. Par exemple, le Grand Ouest s’est orienté vers l’élevage en raison de la facilité d’approvisionnement en aliments importés ; les zones montagneuses des Alpes et du Jura ont renforcé leur production laitière, et les grandes cultures se sont développées dans le Bassin parisien. Dans une large bande allant de la Lorraine au Poitou, les exploitations n’ont pas échappé à cette évolution. Les grandes cultures s’y sont développées sur d’anciennes terres de polyculture-élevage peu productives, sur des sols de type argilo-calcaire, caillouteux et peu profonds. Ce sont les fameuses “zones intermédiaires”, considérées comme des espaces agricoles à faible potentiel productif, situées entre la France des prairies et la France des cultures[2]. Ce phénomène est particulièrement marqué sur les plateaux de Champagne Bourgogne, où les fermes en grandes cultures occupent près des deux tiers de la surface agricole utile.
Soutenues par les différentes programmations de la Politique Agricole commune (PAC), les cultures de blé tendre, d’orge et de colza s’y sont progressivement développées. Pour autant, le processus de spécialisation n’a pas permis à ces zones de rattraper les rendements céréaliers obtenus dans les régions plus productives comme la Beauce. On observe ainsi encore des différences de rendements en blé tendre de 20% par rapport à la Marne ou l’Oise. Les sols des zones intermédiaires sont en effet moins favorables à la culture des céréales : peu profonds, caillouteux, ils retiennent également moins l’eau, ce qui les rend plus sensibles aux sécheresses, fréquentes sur les plateaux.
Les zones intermédiaires sont représentées en rouge sur la carte ci-dessous. Il s’agit d’un zonage large proposé dans le cadre de la Mesure Agro-environnementale et climatique (MAEC) systèmes grandes cultures adaptée aux zones intermédiaires, ouverte dans le cadre de la PAC 2014-2022, et dont la délimitation a été construite sur la base de la qualité des sols (profondeur et type) et le rendement moyen en blé tendre. Si ce zonage est largement accepté, la définition précise des limites des zones intermédiaires varie selon les acteurs.
Un modèle d’exploitation à bout de souffle
Comment expliquer une telle spécialisation dans les grandes cultures alors que les conditions pédoclimatiques n’y étaient pourtant pas favorables ? Pour comprendre, revenons dans les années 70. Les fermes des plateaux de Champagne Bourgogne ont déjà amorcé leur virage vers les céréales. Leurs assolements se simplifient au profit du blé tendre, puis du colza, qui s’avère bien adapté aux sols des plateaux. Le trio colza-blé-orge se met en place ; la surface en colza triple, voire quadruple dans certaines zones entre 1970 et 2000[4] , portée par des politiques de soutien des prix et le développement des agrocarburants. Cependant, la compétitivité de ce système simplifié s’érode progressivement du fait de plusieurs facteurs. La fin des prix garantis, l’augmentation de la variabilité des prix des produits comme des intrants agricoles, l’évolution des conditions climatiques, et enfin l’apparition de résistances d’insectes ravageurs du colza à la seule famille d’insecticides encore autorisés sur le marché français remettent en question les assolements simplifiés des zones intermédiaires et la viabilité économique des fermes qui reposent sur ce système. Les surfaces de colza ont déjà commencé à chuter, diminuant de 58% entre 2016 et 2020 dans l’Yonne[5]. Le modèle des exploitations spécialisées en céréales et oléoprotéagineux est donc menacé à court terme dans ces zones de plateaux.
C’est dans ce contexte que la thèse en économie de Lore-Elène Jan[6] a exploré plusieurs voies d’adaptation des exploitations céréalières des plateaux de Champagne-Bourgogne. L’objectif est d’améliorer leur robustesse, autrement dit leur capacité à maintenir un certain niveau de performance tout en étant peu sensible aux perturbations. L’intérêt des adaptations étudiées est qu’il s’agit de changements à court terme. L’enjeu est avant tout d’éviter la faillite des exploitations, pour leur permettre de se maintenir le temps de réinventer leur modèle. La méthode adoptée s’appuie sur les données comptables de centaines d’exploitations des plateaux pour étudier leur robustesse et évaluer deux stratégies d’adaptation.
Pas de solution miracle
En étudiant la robustesse d’un panel d’exploitations sur une période de 5 ans, la thèse montre que l’échantillon contient à la fois des exploitations très performantes, mais sensibles aux perturbations, et d’autres moins performantes mais aussi plus stables. Deux voies qui s’opposent et découlent des choix stratégiques des agriculteurs, les exploitations plus performantes tendant à être plus grandes. Une preuve de plus que l’avenir des exploitations ne passe pas par une solution clés en main, et que l’ensemble du secteur doit travailler conjointement pour trouver les voies adaptées à chacun. Pour améliorer la robustesse des fermes, deux stratégies d’adaptation sont étudiées.
La première part d’un constat bien connu au niveau national : la tendance au suréquipement en matériel des exploitations. S’il est moins marqué en zones intermédiaires qu’ailleurs en France, notamment car les agriculteurs y travaillent moins leurs sols, il reste trop important par rapport aux besoins réels des exploitations : sur l’échantillon de fermes étudié, le taux d’utilisation du matériel n’est que de 62%. Afin d’optimiser l’utilisation du matériel existant, sa mise en commun entre plusieurs agriculteurs peut être une solution. L’efficacité de cette stratégie est testée pour un panel d’exploitations de zones intermédiaires de l’Yonne. Elles sont toutes spécialisées en céréales, ce qui assure une certaine homogénéité du matériel utilisé. Les résultats montrent que les fermes gagneraient à mieux réfléchir leurs investissements avant d’envisager la mise en commun de leur matériel. Alors que les charges de matériel représentent 30% des charges d’une exploitation, il semble essentiel de réfléchir les politiques d’incitation aux investissements en prenant en compte les besoins réels des exploitations. Les agriculteurs doivent pouvoir s’équiper avec du matériel performant et économe pour assurer la transition agroécologique, mais cela ne doit pas se faire au détriment de leur capacité à dégager un revenu.
La seconde voie d’adaptation porte sur l’assolement. La forte spécialisation s’explique, outre des incitations politiques, par la qualité des sols des plateaux, qui limite les possibilités de diversification. De nombreuses cultures sont peu adaptées aux sols argilo-calcaires superficiels. Un effort de recherche agronomique est donc nécessaire pour identifier et développer les connaissances sur les nouvelles filières qui pourraient se développer, sans oublier la structuration de l’aval, comme nous l’expliquons dans cet article. Cependant, des modifications de l’assolement existant peuvent contribuer à améliorer la robustesse de l’exploitation sans bouleverser le système de culture. Par exemple, augmenter la part d’une culture minoritaire au détriment d’une autre permettrait de rééquilibrer l’assolement et d’augmenter la diversité cultivée. Cette hypothèse est à nouveau testée pour un échantillon d’exploitations, cette fois en Côte d’Or. Les résultats montrent qu’il est possible d’améliorer à la fois l’efficience économique et la diversité de l’assolement, un résultat rassurant pour les fermes qui voudraient s‘engager dans cette voie.
Un avenir qui repose sur l’engagement de l’ensemble des acteurs et des politiques adaptées
Ce travail de recherche témoigne de l’ambiguïté de la place des zones intermédiaires dans le paysage agricole français. Ni en zone de montagne, ni en plaine, elles cristallisent les contraintes de ces deux espaces. Une situation compliquée, d’autant que les zones intermédiaires brillent encore par leur absence dans les politiques publiques. Après une apparition timide dans la PAC 2014-2022[7], elles sont désormais mentionnées à de nombreuses reprises dans le PSN français, mais seules deux mesures leur sont spécifiquement appliquées : la MAEC Grandes cultures adaptée aux zones intermédiaires, héritière de la programmation précédente, et une nouvelle MAEC polyculture-élevage. Ces deux MAEC, qui visent à réduire l’utilisation de produits phytosanitaires, doivent permettre d’améliorer la qualité de l’eau en implantant des cultures à bas niveau d’impact environnemental (sarrasin, sorgho, millet…) ou des légumineuses, en allongeant les rotations et en travaillant sur les infrastructures agro-environnementales. A noter toutefois, le rééquilibrage des aides via le paiement redistributif devrait favoriser les exploitations de zones intermédiaires, dont les paiements sont historiquement plus faibles qu’en zone de plaine.
Face aux importants défis rencontrés dans ces zones, ces mesures risquent de ne pas suffire à remonter la pente. Les zones intermédiaires bénéficieraient pourtant de politiques soutenant l’innovation et la structuration de filières. Elles pourraient ainsi devenir un « laboratoire du changement » : elles font face à des difficultés (résistances d’insectes ravageurs en particulier) qui ne touchent pas encore d’autres zones de France et doivent donc s’adapter plus vite. Un accompagnement par les acteurs institutionnels est primordial pour mener à bien ces mutations, qui concernent les filières agricoles mais aussi le reste des acteurs socioéconomiques des territoires concernés. Si les MAEC existantes constituent un premier soutien aux producteurs, limité dans le temps, elles doivent donc être complétées pour prendre le reste des acteurs en compte. Pour cela, deux types de soutien peuvent être combinés. D’une part, une aide fondée sur le modèle de l’ICHN peut contribuer à combler le déficit de compétitivité induit par les contraintes pédoclimatiques importantes en apportant un soutien de long terme aux agriculteurs. Cependant, sa mise en place nécessiterait une définition fine des limites géographiques des zones intermédiaires, ce qui risque d’engendrer son lot de difficultés, comme l’a montré la redéfinition du zonage de l’ICHN[8]. Conditionner cette aide à des obligations telles que celles des MAEC existantes (diversification des cultures, rotations) pourrait également contribuer à l’adaptation des exploitations et à la transition agroécologique. Par ailleurs, une telle aide doit être associée à un soutien à l’ensemble des acteurs, notamment l’aval de la filière, afin d’assurer des débouchés pérennes aux agriculteurs.
Plus globalement, ces résultats soulignent l’importance d’accompagner les agriculteurs dans les changements qui les attendent. Des adaptations du modèle existant sont possibles à court terme pour améliorer la robustesse des exploitations, de quoi offrir une respiration aux agriculteurs, le temps de construire de nouveaux modèles viables d’un point de vue technique, économique et environnemental. En termes de politiques, il s’agit de soutenir le changement tout en le sécurisant pour que les agriculteurs puissent expérimenter sans craindre les pertes potentielles : sans agriculteurs, pas de transition écologique.
La trajectoire des exploitations de zones intermédiaires depuis les années 70 les a rendues peu robustes dans le contexte actuel. Alors que leur modèle doit se réinventer, il est primordial que les politiques les accompagnent en soutenant la recherche de cultures adaptées aux conditions pédoclimatiques de ces zones. L’implantation de ces nouvelles cultures ne se fera pas sans le développement de filières structurées avec des débouchés assurant un revenu pérenne aux agriculteurs.
Le 22 novembre 2022
Lore-Elène Jan, consultante Agriculture Stratégies
[1] JAN, 2022. Robustesse et stratégies d’adaptation des exploitations de zones intermédiaires. Université de Bourgogne.
[2] PIERRE, 2004. Agriculture dépendante et agriculture durable : la PAC et les plateaux du sud-est du Bassin parisien. Paris : Univ. Publications de la Sorbonne Géographie, 23.
[3] Source : https://agriculture.gouv.fr/maec-les-nouvelles-mesures-agro-environnementales-et-climatiques-de-la-pac
[4] SCHOTT, Céline, MIGNOLET, Catherine et MEYNARD, Jean-Marc, 2010. Les oléoprotéagineux dans les systèmes de culture : évolution des assolements et des successions culturales depuis les années 1970 dans le bassin de la Seine. In : Oléagineux, Corps gras, Lipides. Septembre 2010. Vol. 17, n° 5, p. 276-291
[5] https://agreste.agriculture.gouv.fr/agreste-saiku/?plugin=true&query=query/open/SAANR_DEVELOPPE_2#query/open/SAANR_DEVELOPPE_2.
[6] Réalisée dans le cadre de la chaire « Agricultures en zones intermédiaires » à l’Institut Agro de Dijon et cofinancée par la caisse régionale du Crédit Agricole Champagne-Bourgogne
[7] La MAEC systèmes grandes cultures adaptée aux zones intermédiaires est une mesure facultative mise en place dans le cadre de la PAC 2014-2022.Elle visait notamment une diversification des cultures avec obligation de rotation hors zones intermédiaires, et une réduction de l’indice de fréquence de traitement, respectivement d’au moins 20 et 30% par rapport à la moyenne du territoire en et hors zones intermédiaires pour les herbicides. Les agriculteurs de zones intermédiaires avaient des objectifs moins contraignants, mais aussi des niveaux de rémunération inférieurs (74 €/ha contre au moins 90 €/ha pour la MAEC “classique”).