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Au mois de juillet dernier, nous faisions dans cet article un point détaillé sur les raisons qui ont mené à d’importants mouvements de protestation de la part des agriculteurs néerlandais, liés à la crise de l’azote. En cause, le grand plan national de réduction des émissions azotées et de restauration de la nature, qui vise notamment l’élevage et envisageait de réduire de moitié les émissions d’azote à horizon 2030. Une carte ciblant les zones aujourd’hui impactées par les excédents azotés a notamment été publiée, présentant des objectifs de réduction d’azote qui, selon les régions, iraient de 12 à 100 %[1]. Depuis, un médiateur a été nommé et a œuvré pour un apaisement de la situation vers des compromis qui puissent permettre d’atteindre les objectifs du gouvernement en privilégiant une concertation avec les agriculteurs. Nous avons interviewé Martijn Weijtens, Conseiller agricole à l’Ambassade des Pays-Bas en France, pour comprendre l’évolution de la situation.
La situation semble aujourd’hui plus apaisée aux Pays-Bas. Que s’est-il passé depuis cet été ?
Nous avons connu un été avec beaucoup de protestations d’agriculteurs, et une partie importante de la population a affiché son soutien aux agriculteurs. Plus que les constats, c’est surtout la méthode du gouvernement qui a été critiquée. La façon de communiquer sur les objectifs du gouvernement a été beaucoup critiquée, avec des politiques qui seraient inconscients des conséquences sur le monde agricole.
Pour apaiser ce conflit et trouver des solutions, un médiateur a été désigné. Il s’agit de monsieur Johan Remkes, qui est parvenu à relancer les échanges et mettre tout le monde autour de la table : le gouvernement, les provinces, les différentes organisations d’agriculteurs, les agences de l’eau, les ONG environnementales, les organismes de protection des animaux… Son rapport, initialement prévu en août, est finalement sorti le 5 octobre dernier, et a été très bien reçu. Il a permis de reconnaître et de mettre avant le rôle des agriculteurs pour les Pays Bas, d’acter que la colère des agriculteurs était compréhensible, et que cette fameuse carte des Pays-Bas présentant les pourcentages de réduction de l’azote était inadaptée au contexte. Néanmoins, le rapport reprend et conserve les objectifs du gouvernement de réduction de 50% des émissions azotées et de remise en bon état de 74% des zones Natura 2000 d’ici 2030, qui doivent pour cela passer sous le seuil critique de déposition d’azote défini pour chaque zone.
Après la sortie de ce rapport, les protestations ont cessé, le médiateur a su convaincre les agriculteurs de s’engager dans cette trajectoire, et le gouvernement s’est excusé de la méthode adoptée en première intention, reconnaissant une approche trop rude et pas suffisamment bien préparée.
Qu’est-ce qui change sur la méthode pour réduire ces émissions ?
Le rapport ne nie pas le problème, et acte la nécessité de faire cesser en un an l’activité des 500-600 entreprises qui émettent le plus d’azote dans les zones sensibles. Celles-ci doivent se délocaliser, cesser d’exploiter ou changer d’activité. Il reconnait que le problème est si important qu’il faut agir sans tarder.
Mais cela pose plusieurs questions : qui sont ces 500/600 entreprises ? Comment motiver d’éventuelles expropriations devant un juge pour les exploitations qui refuseraient ? Un an, c’est très court, une procédure d’expropriation peut durer 10 ans. Fin novembre, le gouvernement a fait plusieurs lettres au Parlement pour définir sa stratégie. Au lieu de se focaliser sur 500 à 600 entreprises, la négociation portera sur 2000 à 3000 entreprises, ce qui permet d’augmenter la réduction des émissions, de ne pas avoir besoin d’un taux de réussite total pour assurer le succès de l’opération, et facilite le fléchage en stigmatisant moins les concernés.
Concrètement, c’est les Provinces qui vont prendre contact avec ces exploitations, et leur proposer différentes options : une offre de rachat particulièrement généreuse (qui pourrait probablement monter jusqu’ à 120% de la valeur du marché), ou des aides importantes pour changer ou délocaliser.
Changer… concrètement, cela signifie quoi pour ces exploitations ?
Changer, c’est transformer l’entreprise en une entreprise beaucoup moins émettrice d’azote. Il peut s’agir d’un changement d’activité presque complet du type camping à la ferme, ou un changement de pratiques radical pour passer d’une agriculture polluante à une agriculture « nature inclusive » : agroforesterie, vergers, cultures bas intrants, changement de modèle vers le bio éventuellement, conserver quelques animaux mais à de très faibles chargements.
Les aides pour cette transition seront importantes et définies au cas par cas, mais le soutien sera conséquent, issu du budget prévu pour la transition agroécologique de 24,3 milliards d’euros. Le Ministère donne les règles, les provinces font le travail au travers d’une approche régionale avec les parties prenantes.
Un point d’étape sera fait automne 2023 pour voir si cette stratégie volontaire de changement, de délocalisation ou de cessation d’entreprises agricole fonctionne. Au cas où ça ne donnerait pas assez de résultat, des outils plus contraignants pourraient être mis en œuvre.
Le ministre de l’Agriculture Piet Adema a aussi annoncé sa volonté de conclure un ‘Accord agricole’ (qui n’est pas sans faire écho du Pacte évoqué par Marc Fesneau), pour donner de la perspective aux agriculteurs néerlandais. Cet accord avec les parties prenantes devra être conclu au printemps 2023.
Le PSN des Pays-Bas a fait l’objet de beaucoup de discussions avant d’être approuvé en décembre, est-ce qu’il contribuera à permettre à l’agriculture des Pays Bas d’avancer vers cette agriculture « nature inclusive » ?
Le PSN néerlandais devrait permettre à l’agriculture néerlandaise d’avancer vers cette agriculture « nature inclusive », notamment grâce au système d’écorégimes, avec ses niveaux bronze, argent et or, qui permettent d’obtenir respectivement des paiements de 60, 100 et 200€/ha, le paiement de base se réduisant à 165€/ha en 2027 (contre 260 €/ha en 2021).
Avec la surprime de 44 €/ha pour les 40 premiers hectares, un producteur qui s’engage vers le niveau de pratique le plus ambitieux (niveau or), pourra donc espérer toucher 409 €/ha de paiements découplés, contre 370 en 2021. Pour toucher les écorégimes, les agriculteurs devront cumuler un certain nombre de pratiques choisies parmi vingt-deux éco-activités ciblées sur la préservation du climat, de l’eau et de la biodiversité. Les écorégimes devraient concerner 70% de la SAU.
Comment seront choisies les exploitations qui devront changer, délocaliser ou cesser ?
Rappelons que l’origine juridique du problème, c’est le non-respect des directives européennes Habitats et Oiseaux qui définissent notamment les zones sensibles classées Natura 2000, où la biodiversité fait l’objet d’une protection particulière. C’est pour cela qu’il est prioritaire de remettre en bon état (sous le seuil critique de déposition d’azotes) 74% des zones Natura 2000, pour se remettre en conformité avec ces obligations.
Pour évaluer le bon ou le mauvais état de ces zones, le critère retenu aux Pays-Bas c’est le Seuil critique de dépôts azotés (critical deposition value ou CDV) ; il s’agit d’un choix délibéré des autorités néerlandaises d’utiliser ce critère là pour mesurer l’état de la biodiversité des zones Natura 2000. Est-ce que ce critère était un bon choix ? On aurait pu adopter d’autres façons de mesurer l’état de la biodiversité, par des analyses de diversité spécifique, des comptages de plantes, etc, mais il était plus compliqué de mesurer l’évolution par ce travail plus laborieux.
Encadré : une gestion des zones Natura 2000 différente en France et aux Pays-Bas Aux Pays-Bas, pour évaluer l’état d’une zone Natura 2000, on quantifie les dépôts d’azote issus notamment de l’air, et on les compare à une valeur définie pour chaque zone : le Seuil critique de dépôts azotés (critical deposition value). Le Seuil critique de dépôts azoté correspond à la quantité d’azote qu’un milieu sensible peut absorber sans que la qualité de la nature (eau, biodiversité) ne soit détériorée. Si ce seuil est atteint ou dépassé, la qualité des eaux ou de l’habitat est impacté, avec des effets différents selon le niveau d’excédent azoté et la sensibilité du milieu. Ce seuil critique de dépôts azotés est défini en fonction du degré de sensibilité de chaque milieu et varie de 5 à 25 kg d’azote par hectare par an[2]. Aux Pays-Bas, la valeur moyenne des dépôts azotés est aux alentours de 21kg d’azote par hectare par an. En France, les zones Natura 2000 couvrent 12,9 % du territoire hexagonal dont 15 % d’espaces agricoles. On étudie leur état tous les 6 ans au travers d’une appréciation complète, qui ne porte pas spécifiquement sur la pression azotée mais procède à une évaluation systémique, qui prend notamment en compte l’état de conservation des espèces typiques de l’habitat, en recensant leur présence et leurs caractéristiques[3]. Le dernier rapport, de 2019, indique que seuls 20% des habitats sont en bon état[4], et que la situation se dégrade pour un quart des habitats et des espèces d’intérêt communautaire. Figure 1 : État de conservation des habitats et espèces d’intérêt communautaire en France, source Résultats de la troisième évaluation des habitats et espèces de la DHFF (2013-2018) Si c’est l’azote qui inquiète au Pays-Bas, en France le débat porte davantage sur les pesticides : France Nature Environnement a ainsi décidé d’attaquer l’Etat en 2019, lui reprochant de ne pas avoir interdit l’utilisation de pesticides dans ces zones protégées. Le 15 novembre 2021, le Conseil d’Etat a donné raison à l’ONG et a imposé au gouvernement de réduire drastiquement les pesticides en zone Natura 2000 dans un délai de 6 mois. En application de ce jugement, un décret relatif à l’encadrement de l’utilisation des produits phytosanitaires dans les sites Natura 2000 a été publié le 28 novembre 2022, qui impose désormais aux préfets d’encadrer ou d’interdire l’utilisation des pesticides dans les sites Natura 2000 lorsque « cette utilisation n’est pas effectivement prise en compte par les mesures définies dans le cadre des contrats et des chartes ». Jugeant ce décret insuffisant, les ONG ont lancé une nouvelle action en justice pour cette utilisation des produits phytosanitaires soit encadrée par une voie règlementaire systématique. Néanmoins la France risque d’être contrainte de faire également des efforts sur les nitrates, pas spécifiquement au regard des zones protégées, mais vis-à-vis de la qualité de l’eau potable. La Commission européenne a en effet adressé le 15 février un « avis motivé » (ce qui correspond à la seconde étape de sa procédure d’infraction, débutée en 2020) à la France pour défaut de mise en œuvre complète de la législation européenne sur la qualité de l’eau potable : dans certaines zones, l’eau potable contient des quantités de nitrates trop élevées, ce qui met la France en situation d’infraction. |
Quelles conséquences pour l’agriculture des Pays-Bas ?
Les exploitations amenées à disparaitre ou changer ne sont pas forcément celles qui sont le plus productives ou le plus émettrices du pays, ce sont surtout celles dont le mode de production pose problème au regard de la zone où elles sont situées, par exemple parce qu’elles sont implantées dans un milieu plus sensible. Néanmoins, le pays a pris conscience de la nécessité de faire évoluer son modèle agricole.
D’une agriculture basée en grande partie sur la production efficace en quantité à bas coûts, nous allons évoluer vers une agriculture plus respectueuse de l’environnement, qui fournira des produits de qualité, et devrait permettre de créer plus de valeur. Nous avons accepté le fait que le volume de production et d’exportation aux Pays-Bas pourrait se réduire, que nous espérons compenser avec une augmentation de la valeur ajoutée.
Est-ce que la baisse de production des Pays Bas ne risque pas d’être compensée par les importations pour permettre de continuer à saturer abattoirs et autres outils industriels agroalimentaires ?
C’est vrai qu’il y a un risque d’augmentation d’importations de certains produits ou animaux. Mais le ministre souhaite parvenir à impliquer les différents maillons de la chaine dans cette transition agroécologique, et tous les maillons auront leur rôle à jouer et leur part de responsabilité. Dans un premier temps, l’implication de chacun sera sur la base du volontariat, mais il n’est pas exclu de modifier la législation nationale pour faire évoluer les choses si nécessaire.
En tous cas, l’essentiel de son point de vue, c’est que les agriculteurs soient bien rémunérés de la part des transformateurs et distributeurs, aussi quand cela concerne des coûts additionnels pour la durabilité de la production. L’Accord agricole devrait permettre clarifier un bon nombre de choses pour aller dans cette voie.
Il reste encore des questions à résoudre, notamment la place de l’innovation dans tout cela. Investir dans des innovations ne suffira pas, les agriculteurs devront aussi prouver les réductions de l’impact environnemental permise par l’utilisation effective de ces innovations. C’est une vraie question, en lien avec le prix de l’énergie, car l’utilisation au quotidien de ces innovations peut devenir coûteuse.
Interview réalisée par Alessandra Kirsch, Directrice des études d’Agriculture Stratégies
Le 21 février 2023
[1] https://www.porcmag.com/enjeux/environnement-effluents-energie/les-agriculteurs-neerlandais-en-colere-les-politiques-rendent-la-situation-difficile
[2] https://www.wur.nl/en/dossiers/file/nitrogen.htm#:~:text=The%20critical%20deposition%20values%20vary,for%20sensitive%20marshes%20and%20dunes.
[3] https://inpn.mnhn.fr/programme/rapportage-directives-nature/presentation
[4] https://inpn.mnhn.fr/docs/N2000_EC/Note_synthese_2019_DHFF.pdf