Créée en 2008 par la coopérative néo-zélandaise Fonterra, la plateforme d’enchères Global Dairy Trade tient lieu de référence pour les prix des échanges internationaux de poudre de lait et de beurre. Une analyse exhaustive conduite par le Centre d’Etude et de Prospective du Ministère de l’Agriculture expose en détail les lacunes du dispositif. Avec l’équivalent d’un tiers des exportations néozélandaises, soit environ 1.1% de la production mondiale, la représentativité de la plateforme est questionnée. Surtout l’asymétrie en faveur de l’offreur unique qui lui a notamment permis de réduire drastiquement les quantités au printemps 2013 interroge quant à une possible manipulation qui s’est traduite par la hausse des prix de 2013 et une perte de confiance de la plupart des acteurs dans la robustesse du dispositif. Plus largement, cette analyse amène à la conclusion que l’Union Européenne doit adopter des dispositifs de partage de la valeur, comme ceux à l’œuvre aux Etats-Unis et au Canada, pour limiter les effets négatifs sur les producteurs de lait et l’ensemble de la filière de cette boussole faussée des marchés internationaux qu’est Global Dairy Trade.
Depuis 25 ans, les réformes de la Politique Agricole Commune visent à accroitre la connexion entre l’agriculture européenne et les échanges internationaux afin que les prix internationaux orientent les choix productifs. Cette évolution amène naturellement à considérer la réalité de la formation des prix des échanges internationaux. Si les céréales et le sucre bénéficient des places de marché à terme que sont Chicago, Londres ou Paris comme références de prix pour les transactions, le lait et les produits laitiers ne bénéficient pas de plateformes de négociation aussi bien établies. Pour pallier cette situation, la coopérative néo-zélandaise Fonterra a mis en place, fin 2008, Global Dairy Trade (GDT), une place d’enchères numérique, considérée par beaucoup comme le marché de référence pour les échanges internationaux de produits laitiers. Les prix issus de cette plateforme étant couramment intégrés dans les discussions sur le prix du lait en France et en Europe y compris pour les produits qui sont consommés localement, il est intéressant d’analyser cet outil. C’est ce qu’ont récemment fait Jean-Noel Depeyrot et Marion Duval, du Centre d’Etude et de Prospective2.
Principes de fonctionnement
Sur la plateforme GDT, les enchères ont lieu tous les 15 jours. Les vendeurs indiquent les quantités mises en marché et un prix minimum pour leur marchandise. Au lancement de l’enchère, le commissaire-priseur annonce le prix de départ, afin que les acheteurs indiquent une quantité qu’ils souhaiteraient acquérir à ce prix. Si la quantité de marchandises proposée par le vendeur est inférieure à la quantité que souhaitent acquérir les acheteurs, un deuxième tour est organisé avec des prix plus élevés, et ainsi de suite jusqu’à ce que la demande rencontre l’offre. Dans le cas particulier où la demande est inférieure à l’offre initiale (ce qui est le cas dans un tiers des cas où plus de 5% de l’offre initiale de poudre de lait écrémé ne trouve pas preneur), les produits proposés ne sont pas tous vendus et le prix retenu est le prix initial.
Des participants peu nombreux
A la création de GDT, Fonterra était l’unique vendeur. Puis la coopérative néo-zélandaise a cherché à attirer d’autres vendeurs, mais les nouveaux arrivants comme l’indien Amul, l’américain Dairy America ou le français Eurosérum n’ont été actifs qu’entre 2012 et 2014. Il ne reste aujourd’hui que Fonterra et le danois Arla qui proposent régulièrement des ventes, Fonterra restant largement majoritaire. Plus de 90% des échanges sur la plateforme se font autour de 4 produits : la poudre de lait grasse et écrémé (qui pèsent pour plus de 90% de l’activité sur GDT), le beurre et le beurre anhydre. Fonterra assure respectivement 99%, 59.6%, 91.6% et 88.3% des ventes de ces produits. Côté acheteurs, on compte environ 160 acheteurs à chaque enchère.
16,3% des exports et 8,8% de la production mondiale de poudre de lait
Si la poudre de lait est le principal produit échangé sur GDT, les quantités commercialisées sur la plateforme restent relativement modestes. En moyenne depuis 2012, c’est 700 000 tonnes soit environ 16,3% des exportations et 8,8% de la production mondiale de poudre de lait qui a transité via GDT. De plus, les auteurs considèrent que seulement 1/3 des exportations néo-zélandaises transitent par GDT, le solde transitant via des contrats bilatéraux.
Par ailleurs, les quantités mises en vente sur GDT sont très variables dans le temps. Malgré des taux de vente moyen élevés (plus de 95% pour les poudres de lait), les auteurs mettent en avant de fortes fluctuations dans les volumes commercialisés, notamment aux printemps 2013 et 2015. Certes la production laitière est marquée par une forte saisonnalité en Nouvelle-Zélande, il n’en reste pas moins que la poudre de lait est un produit stockable. En comparant les variations de l’ensemble des exportations de Fonterra et celles des volumes de GDT, il apparait que ces derniers sont beaucoup plus variables. Ainsi en 2015, les exportations néozélandais ont baissé de seulement 5% alors que les volumes sur GDT ont été divisées par 2 (-54%).
Compte tenu du fonctionnement de cette enchère, où le volume proposé par le vendeur est décisif, la baisse drastique des volumes proposés au printemps 2013 interroge également. Sachant qu’elle a conduit à une flambée des prix, mais que pour autant les exportations sur l’ensemble de l’année 2013 n’en ont pas spécialement pâti, on peut se demander si le coup de frein de Fonterra sur les volumes mis aux enchères au printemps 2013, sous prétexte de conditions de production défavorables, n’ont pas échaudé les acheteurs. Si Fonterra avait sciemment voulu faire s’envoler les prix, il ne s’y serait pas pris autrement.
Poudre de lait entier : comparaison des ventes sur Global Dairy Trade et des exportations néo-zélandaises
Des prix plus volatils et un pouvoir prédictif faible
Comparant la volatilité des prix de GDT avec les prix de la poudre aux USA et en Europe, les auteurs montrent que les prix de GDT sont 2 à 3 fois plus volatils. De plus, ils ont mis en évidence que les mouvements effectués sur la plateforme ont une valeur prédictive très faible. Pour cela ils ont étudié les écarts temporels de prix (rapport des prix à deux échéances différentes). Ils ont alors pu observer que lorsque les acteurs anticipaient une hausse, elles ne se réalisaient que dans 57% des cas, concluant que la plateforme et ses acteurs avaient « un caractère plus suiveur que révélateur de tendances ».
Fonterra a-t-il cassé une initiative louable ?
Pouvoir disposer d’informations sur les prix et les volumes des échanges internationaux est une nécessité : le manque d’information nuit au bon fonctionnement des marchés. L’initiative de Fonterra est intrinsèquement louable dans la mesure où elle évite d’avoir à imposer aux agents économiques une transparence sur leurs activités comme c’est le cas aux Etats-Unis. Pour autant, assurer le développement d’un marché au comptant prend du temps et nécessite de construire la confiance des acteurs afin que celui-ci soit considéré comme une référence solide par l’ensemble des acteurs. Pour les marchés financiers, on appelle « teneur de marché » l’institution (souvent une banque) qui assure le développement d’une plateforme d’échange en assurant une liquidité minimale. Dans le cas présent, Fonterra a clairement failli en 2013 en n’assurant pas une liquidité suffisante et qui a conduit à la flambée de prix de 2013. De surcroit, il est pour le moins surprenant que GDT n’assure plus la transparence sur ses données de marché depuis l’été 2015 : les données sont devenues payantes. Le départ de 5 des 8 vendeurs de GDT trouve ici un des éléments d’explication.
Enseignements pour l’Europe
Les marchés internationaux sont des marchés de surplus dont les prix internationaux peuvent être en dessous des coûts de production de l’ensemble des producteurs. Ceci est d’autant plus vrai pour les produits laitiers où GDT n’est représentatif que d’une fraction des échanges internationaux et que les règles d’enchères laissent un poids trop important au principal vendeur Fonterra. Pour produire les 700 000 tonnes annuels de poudre de GDT il faut environ 7.7 milliards de litres soit 1.1% de la production mondiale de lait ! Ainsi, le « prix mondial » des produits laitiers reste une fiction et vouloir, vaille que vaille, en faire une référence centrale pour le marché européen est une folie, qu’aucun des grands pays producteurs ne suit.
La transformation en poudre de lait ne représente qu’une fraction de l’ensemble des produits laitiers. Et c’est par définition le produit le moins différencié, le moins qualitatif, celui qui dégage la moindre valeur ajoutée. Malheureusement, l’argument du faible niveau du prix international de la poudre de lait est fréquemment utilisé pour imposer des baisses des prix sur les produits laitiers de grande consommation ou tenir des propos définitifs sur la non-compétitivité de l’élevage européen. Ainsi, si l’Union Européenne souhaite construire son intégration au marché international sans conduire ses producteurs à leur perte, elle doit nécessairement développer, comme aux Etats-Unis ou au Canada3, des mécanismes de partage de la valeur ajoutée entre production et transformation afin de limiter l’exposition de son marché intérieur à cette boussole biaisée des marchés internationaux qu’est GDT.
Frédéric Courleux, Directeur des études d’Agriculture Stratégies
Christopher Gaudoin, Chargé de veille et d’analyse stratégique d’Agriculture Stratégies
1 Cet article a également été publié dans Ouest-France, voici le lien
http://www.ouest-france.fr/economie/agriculture/point-de-vue-des-marches-laitiers-mondiaux-sans-boussole-4948030
2 Etude disponible sur :
http://agreste.agriculture.gouv.fr/IMG/pdf/doctravail121216cep.pdf
3 Pour une explication du système américain de partage de la valeur ajoutée du lait, voir la partie consacrée au Federal Milk Marketing Order dans
http://www.agreste.agriculture.gouv.fr/IMG/pdf/analyse741410.pdf