Télécharger le PDF
Une semaine de manifestations intenses dans le pays et trois trains d’annonces gouvernementales plus tard, l’heure est au bilan et au décryptage des mesures annoncées. Le monde agricole avait à la fois besoin de mesures rapides et concrètes pour soulager des trésoreries en souffrance, mais également d’un virage en profondeur qui s’appréciera sur le temps long. Les réponses sont-elles à la hauteur des enjeux de cette crise agricole ?
Les revendications étaient multiples, les attentes nombreuses, et pouvaient être classées dans quatre grands items :
- Un besoin de reconnaissance des pouvoirs publics et de la population
- Un revenu décent dans la durée
- La fin de la concurrence déloyale via une harmonisation des normes intra-UE et une protection des importations issues des pays tiers.
- Une adaptation des cadres administratifs et règlementaires actuels pour limiter la charge administrative
Ce premier article s’intéressera aux réponses apportées sur les deux premiers items. Nous analyserons dans deux prochains articles les réponses spécifiques liées à la concurrence déloyale et l’harmonisation des normes, au travers d’un focus particulier sur la mise en pause du plan Ecophyto et de l’annonce d’une nouvelle politique française à venir traduite par l’adoption unilatérale de clause miroirs.
Le dernier point ne fera pas l’objet d’une analyse spécifique, car il relève d’une première liste de nombreuses mesures annoncées au cas par cas, appelées à être complétées à la suite des remontées départementales, dont l’effet cumulé est difficilement appréciable sur le plan économique.
Un besoin de reconnaissance des pouvoirs publics et de la population
Sur ce premier item, on peut estimer que le soutien massif de la population observé au mouvement des agriculteurs, et ce, malgré les désagréments occasionnés, représente un acquis majeur obtenu durant cette crise. Pour autant, un sondage réalisé par le Point et résumé par Geraldine Woessner montre que « l’opinion n’a pas compris les raisons de la colère agricole, et continue à réclamer… De plus en plus de normes ! Les paysans sont perçus comme des miséreux, des « moins-que-rien du système », des gens qui ne sont pas acteurs de leur vie, mais des « victimes »… Une ECRASANTE majorité des Français (93%) les considèrent comme « victimes des lobbies de l’agrobusiness ». Sans surprise, les Français continuent donc d’être massivement favorable à un renforcement des normes, celles contre lesquelles les agriculteurs manifestent : 78% exigent une réduction de moitié de l’utilisation des pesticides d’ici 2030, 68% veulent rapidement 25% des terres en agriculture bio… Même s’ils n’ont pas les moyens de l’acheter. »[1]
Il y a donc là un sujet primordial, celui de mieux informer les citoyens sur les réalités du monde agricole, et de permettre de reconnecter le monde de la société civile avec celui des agriculteurs. Ce paradoxe entre la vision positive que les citoyens ont des agriculteurs et celle négative vis-à-vis de l’agriculture et du monde agricole (syndicalisme, industrie) n’est pas nouveau[2]. Il est lié au fait que les agriculteurs étant moins nombreux aujourd’hui, leurs liens avec le reste des citoyens se sont distendus. Cette distance est également géographique (déconnexion entre population des villes et des champs) et organisationnelle (en lien avec la façon dont fonctionnent les filières longues). Si différentes initiatives ont vu le jour pour permettre de recréer du lien entre les consommateurs et les producteurs (vente directe, drives fermiers, agritourisme, ou via les réseaux sociaux), elles sont issues des initiatives des agriculteurs, et leur demandent un investissement important en temps, en compétences, et demandent de la motivation pour répondre à une critique et une suspicion permanente. Les agriculteurs n’ont pas la même présence dans les médias que les représentants des ONG, qui incarnent la défense du bien commun aux yeux de la société civile. La complexité du monde agricole nécessite d’être expliquée, et ne peut se satisfaire de discours binaires et expéditifs.
On peut s’interroger sur la capacité de réponse de l’exécutif à cet enjeu, puisque le gouvernement n’a pas vocation à orienter l’opinion publique. Néanmoins, le futur Pacte et loi d’orientation et d’avenir agricoles (PLOA) avait déjà « pour ambition de renouer le lien entre la société agriculture et notre agriculture, en commençant par la jeunesse »[3]. L’annonce d’une campagne de communication sur les métiers du vivant pour susciter des vocations chez les jeunes devra également s’accompagner de l’intégration d’un volet agriculture et alimentation dans l’éducation nationale, pour sensibiliser la population à ces enjeux et apporter des bases de compréhension à tous, dès le plus jeune âge. Pour les adultes, l’exécutif pourrait prendre part à l’organisation de débats citoyens, animés par des agriculteurs, des agronomes, des économistes, et organisés de façon régulière et pas uniquement en temps de crise.
Mais il faudrait avant tout qu’une ligne claire soit définie en ce qui concerne les attentes vis-à-vis du monde agricole, de manière à arbitrer un compromis entre besoins productifs et attentes environnementales et sociétales, et à définir les conditions nécessaires à réunir pour atteindre ces objectifs cumulés. Il s’agit de politiques délicates à concevoir et mettre en œuvre, car elles doivent intégrer des dimensions agronomiques, économiques, environnementales et territoriales pour établir une feuille de route transversale qui tienne compte des équilibres nécessaires.
Un impératif que ne résoudra donc pas la simple annonce de l’inscription de la souveraineté alimentaire dans la loi (elle figure d’ailleurs déjà dans le premier article du Code rural), ni la publication de rapports annuels sur le sujet (puisque France Agri Mer, le Sénat, la Coopération Agricole ou Chambre d’Agriculture de France ont déjà largement produit sur le sujet). Il faudra que cette inscription dans la loi soit assortie d’objectifs chiffrés (en matière de taux d’auto-approvisionnement, de dépendance aux importations) basés sur les rapports déjà établis et des plans de filière déjà réalisés. Et ensuite, il faudra alors qu’en découle des politiques cohérentes, intégrant le développement nécessaire des filières concernées par l’atteinte de ces objectifs et les conditions déterminantes pour permettre aux agriculteurs de répondre à cet enjeu, dans le respect des trois piliers de la durabilité (environnemental, social et économique).
Un revenu décent dans la durée
La problématique du revenu agricole a été traitée au travers de mesures immédiates pour soulager la trésorerie (que nous ne détaillerons pas ici), de l’application de la loi Egalim, et de mesures fiscales et bancaires pour faciliter l’installation.
Egalim : renforcement des contrôles et accélération sur le respect des objectifs dans la restauration collective
Admettant qu’une « alimentation saine et de qualité doit être payée au juste prix », l’exécutif mise tout sur l’application de la loi Egalim pour assurer le revenu des agriculteurs.
Le gouvernement a annoncé un engagement à honorer les objectifs d’approvisionnement (20% de bio, 50% de produits de qualité) de la restauration collective. Les 80 000 cantines françaises sont aujourd’hui très loin des objectifs de la loi : d’après une étude du ministère, « en 2021, les taux globaux d’achat déclarés seraient de 11 % pour les produits biologiques, 6 % pour les produits sous signes d’identification de la qualité et de l’origine (SIQO – hors produits biologiques) et 23 % pour l’ensemble des produits « EGAlim ».[4]
La restauration collective n’est pas un débouché majeur (elle représente 15% des dépenses alimentaires en France), et ne pourra à elle seule répondre aux difficultés des producteurs, même en cas d’application totale de ces obligations de sourcing. Mais il y a deux enjeux majeurs au respect de ces objectifs, comme l’évoque Arnaud Lecuyer, vice-Président de la région Bretagne :
- « Si la puissance publique ne joue pas le jeu de l’agriculture française dans les assiettes de nos écoles, de nos services publics, alors la confiance est rompue entre les agriculteurs et l’exécutif.
- Il y a une symbolique puissante derrière ces repas servis aux jeunes des lycées, collèges et écoles, il s’agit d’un levier de reconnaissance publique et politique du travail réalisé par les agriculteurs».
La bonne volonté politique ne sera pas suffisante à l’atteinte de ces objectifs. S’il est vrai que 11% des cantines y sont parvenues, il n’en reste pas moins un travail important à fournir pour permettre à toutes les autres de dépasser les obstacles règlementaires et économiques qui contraignent leurs approvisionnements.
L’essentiel des lois Egalim porte sur la régulation des rapports de force entre les maillons de la chaine agroalimentaire, via un encadrement des relations contractuelles. C’est un ensemble de lois qui obligent le 1er acheteur à tenir compte du coût de production de l’agriculteur, et oblige les maillons suivants de la chaine comme les distributeurs à ne pas négocier la matière première agricole dans le prix du produit final.
Figure 1 : Schéma simplifié des relations contractuelles impactées par les lois Egalim en vigueur en 2024, source Agriculture Stratégies
Le gouvernement a annoncé un renforcement des contrôles et des amendes pour les industriels et les distributeurs. La dimension d’un « Egalim européen » reste à préciser, puisqu’elle semble viser à inclure les centrales d’achat délocalisées dans le périmètre de la loi, alors que celle-ci a déjà été modifiée en mars 2023 précisément pour atteindre cet objectif. En effet, suite à la bataille juridique entre Leclerc et Bercy, les centrales d’achat étaient d’ores et déjà dans le viseur du législateur l’année dernière, et l’article 1 de la loi Descrozaille a permis d’étendre le périmètre de la loi Egalim à tous les produits commercialisés sur le territoire français. Peu importe donc désormais qu’ils aient été achetés auprès de fournisseurs étrangers ou par des centrales d’achat délocalisées.
Cette « meilleure application » de la loi Egalim ne permettra pas :
- D’imposer des renégociations durant l’année entre acteurs de l’aval, puisque la mise en œuvre des clauses de renégociation du prix ou la prise en compte de la variation du coût de la matière agricole dans le prix de l’industriel sont définies librement par les parties lors de leur négociation annuelle. Celles-ci peuvent définir des bornes très larges ou des indicateurs contradictoires qui ne reflèteront pas ces fluctuations et n’aboutiront pas à une renégociation ou un ajustement du prix final.
- D’assurer aux producteurs une meilleure prise en compte de leurs coûts de production, dont les formules de prix ne tiennent compte qu’en partie. La loi n’impose en effet pas de poids minimum affecté à l’indicateur du coût de revient, de sorte que les variations du coût de production ne vont qu’affecter que très partiellement le prix payé au producteur. La loi ne garantit pas davantage un prix plancher suffisamment rémunérateur aux agriculteurs.
Néanmoins, les productions dont le cadre des négociations est régi par la loi Egalim continueront de bénéficier d’un effet amortisseur vis-à-vis de la volatilité des cours, dont les formules de prix tiennent compte également pour partie.
L’occasion de rappeler que la loi Egalim s’applique pour les produits vendus sur le territoire français (et ne concerne donc pas les marchés d’export), et que plusieurs filières comme les fruits et légumes, la viticulture, les céréales et les oléoprotéagineux ne sont pas inclues dans le périmètre de cette loi[5], à leur demande et en raison de leurs spécificités.
La meilleure application d’Egalim ne changera donc rien pour le revenu des céréaliers par exemple, pour qui l’année risque d’être catastrophique. Le prix des céréales est en chute libre (les observateurs s’attendent à voir le blé passer sous la barre des 200 €/t) alors que près d’un tiers de la moisson 2023 n’a pas été vendu[6], pour des coûts de production 2023 estimés aux alentours de 300 €/t[7]. Pour 2024, les coûts de production restent élevés et la qualité risque de ne pas être au rendez-vous compte tenu des conditions de semis hivernales très humides. Le gouvernement n’a apporté aucune réponse sur cet enjeu.
Des mesures pour faciliter l’installation et la transmission
Alors que plus de la moitié des fermes comporte un associé exploitant en âge de prendre sa retraite dans les 10 ans à venir, la France cherche encore comment inciter à la transmission vers les jeunes. Le principal frein à l’installation réside dans la valeur de reprise des fermes, trop élevée par rapport à leurs performances économiques. Les annuités que doit payer un jeune agriculteur durant ses premières années d’installation sont souvent trop importantes au regard de la capacité de la ferme à générer du résultat. Les candidats à la reprise sont souvent des candidats à l’agrandissement, au sein de fermes déjà rentables et capables d’absorber de nouveaux prêts.
Cette valeur de cession élevée est directement reliée au montant des retraites agricoles : celles-ci étant trop faibles, l’exploitant qui part à la retraite cherche à valoriser au mieux son patrimoine pour s’assurer un niveau de vie décent après la vente.
Conscient de cet enjeu, l’exécutif propose d’avancer sur le nouveau calcul des retraites et la prise en compte des 25 meilleures années, sans toutefois annoncer plus de détails. Les mesures de défiscalisation sont en revanche plus abouties : 3 mesures de rehaussement de seuils d’exonérations ont été annoncées et conditionnées à la transmission pour une installation (exonération de plus-value de transmission d’entreprise individuelle, droits de succession et donation en cas de transmission de biens ruraux donnés à bail à long terme et de parts de groupement fonciers agricoles, régime de plus-value en cas de retraite). Le gouvernement a également annoncé un travail à venir sur une mesure supplémentaire de crédit d’impôt, et la mobilisation de prêts garantis par la puissance publique pour les nouveaux installés (2 milliards d’euros).
Si ces mesures sur les retraites et la défiscalisation pour favoriser l’installation sont à saluer, elles ne permettent malgré tout pas de garantir une baisse concomitante de la valeur de cession des fermes, nécessaire pour permettre l’installation. Rien ne garantit que le projet de loi d’orientation et d’avenir agricole permette de rehausser les ambitions sur ce sujet.
Des annonces conditionnées au bon vouloir de l’UE
Parmi les annonces françaises, certaines nécessiteront une validation et une mobilisation de l’échelon européen, comme l’adoption rapide du règlement sur les nouvelles techniques génomiques (NGT). La France devra également peser de tout son poids pour faire de la révision du règlement européen INCO (initialement prévue en 2022) une priorité, afin de pouvoir enfin améliorer l’étiquetage de l’origine. Assurer une information de base, claire et simple, sur l’origine des ingrédients des produits agroalimentaires devrait être la préoccupation première de tous.
Le plus grand chantier à venir concernera la PAC, en allant bien au-delà de ce qui concerne les dérogations relatives à la conditionnalité. L’annonce d’une « nouvelle PAC plus simple et plus homogène » sera-t-elle suivie d’effet ? Rappelons-le, la PAC 2023 a fait l’objet d’une proposition législative en 2018, et les réflexions avaient démarré dès 2015. Il a donc fallu 4 ans pour établir un brouillon et 3 ans de négociations pour parvenir à valider cette PAC pourtant décevante a tout point de vue. La prochaine PAC devra débuter en 2028, on peut considérer qu’il serait plus que temps de travailler à la conception d’une PAC qui protège les agriculteurs de la volatilité des prix, des risques liés aux aléas climatiques, qui leur permette de prendre le risque de la transition agroécologique, et qui continue à rendre accessible au consommateur une alimentation de qualité.
Ces réflexions sur la PAC devront également intégrer les enjeux de transmission des fermes, et pourraient ainsi prévoir de remettre au goût du jour des aides à la cessation d’activité, apparues en 1972 et largement mobilisées ensuite en France pour accélérer la restructuration des fermes.
Conclusion
Si l’on peut considérer que l’exécutif a su mobiliser toutes les marges de manœuvre dont il disposait pour apporter des réponses immédiates, les plus concrètes possibles, à la crise agricole, aucune des mesures annoncées n’est capable de remplir l’objectif central de garantir un revenu aux agriculteurs dans la durée.
La bonne volonté politique affichée se heurte à la problématique du « en même temps ». Il faut produire suffisamment pour l’alimentation, l’énergie, les matériaux, et le pharmaceutique, tout en le faisant d’une façon toujours plus respectueuse de l’environnement et des animaux, en fournissant toujours plus de justificatifs pour une administration avide de preuves, tout en restant compétitif pour ne pas perdre des marchés face aux produits importés.
La transition écologique a un coût que ne pourront pas supporter seuls les agriculteurs. Ceux-ci ne pourront pas atteindre simultanément tous les objectifs qui leur sont fixés sans une révision en profondeur de la PAC et de son budget, et une harmonisation de l’application des cadres européens au sein des Etats-Membres.
Alessandra Kirsch, Directrice des études d’Agriculture Stratégies
Le 8 février 2024
[1] https://www.lepoint.fr/societe/colere-agricole-entre-les-francais-et-les-agriculteurs-c-est-l-amour-vache-selon-un-sondage-cluster17-pour-le-point-01-02-2024-2551262_23.php
[2] https://atlantico.fr/article/decryptage/apres-l-agri-bashing-des-agriculteurs-lancent-l-agri-loving-agriculture-internet-eddy-fougier
[3] https://www.reussir.fr/agriculture-massif-central/les-premieres-mesures-du-ploa-annoncees
[4] https://agriculture.gouv.fr/amelioration-de-la-qualite-des-repas-en-restauration-collective-mobilisation-des-acteurs-et
[5] La non-négociabilité du prix des matières premières agricole ne s’applique pour aucune des filières mentionnées (liste complète des exemptions ici : https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000044273493), et la contractualisation sous forme écrite entre producteur et premier acheteur leur est facultative.
[6] D’après le bilan céréalier de France Agi Mer établi au 17 janvier 2024, la production commercialisable française de blé tendre de la campagne 2023/24 est estimée à 32 millions de tonnes, et les organismes stockeurs en avaient en stock 22 millions (source : https://visionet.franceagrimer.fr/Pages/SeriesChronologiques.aspx?menuurl=SeriesChronologiques/productions%20vegetales/grandes%20cultures/collecte,stocks,d%C3%A9p%C3%B4ts ). Cela signifie que 31% de la collecte est encore en propriété des agriculteurs.
[7] https://www.pleinchamp.com/actualite/dans-un-marche-volatile-les-couts-de-production-amorcent-une-premiere-baisse