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Alors que l’éventualité de la conclusion d’un accord commercial avec les pays du Mercosur se profile d’ici fin novembre et ravive la colère agricole, nous vous proposons dans cette analyse une vision à 360° des problématiques soulevées, qui sont à la fois économiques, environnementales, sociétales et politiques.
Une balance commerciale basée sur un échange de services et de biens industriels contre biens agricoles
L’UE échange déjà avec le Mercosur, avec une balance globalement excédentaire. Le contenu de cette balance est profondément déséquilibré. Le contenu commercial de l’accord (qui concerne les droits de douane et les volumes que chaque partie accepte d’importer à taux réduits ou nuls) va renforcer ces échanges déjà existants. Alors que l’UE insiste sur le respect des Accords de Paris, il permettra aux industriels européens de continuer à produire les véhicules à moteur thermiques que l’UE interdira sur son sol pour les exporter vers le Mercosur et notamment le Brésil, qui fait varier le taux d’incorporation de biocarburants en fonction de l’évolution du prix du pétrole. Plus les carburants fossiles sont chers, plus on ajoute d’éthanol dans les réservoirs, ce qui abaisse la facture pour les conducteurs, réduit l’offre en sucre et fait remonter le prix de celui-ci. L’UE, qui a choisi de miser sur l’électrique, enverra vers les pays du Mercosur davantage de véhicules aux moteurs flex-fuel, et assurera en retour un approvisionnement en métaux critiques pour ses batteries.
Figure 1: Evolution de la balance commerciale selon les biens, les services et balance commerciale totale, source Eurostat, traitement Agriculture Stratégies
En contrepartie, elle s’engage à abaisser ses barrières tarifaires sur les secteurs agricoles qui intéressent les pays du Mercosur : viande bovine, volaille, sucre et éthanol. Les contingents additionnels sont peu élevés en apparence mais portent sur des marchés agricoles fragiles et viennent s’ajouter aux concessions déjà existantes ou en cours de négociation.
Tableau 1 : Comparaison des quotas prévus dans l’accord de libre-échange entre le Mercosur et l’UE et les statistiques récentes d’importations, exportations, consommation et production. Source Commission Européenne, traitement Agriculture Stratégies
Dans le détail, la viande bovine sera concernée par un nouveau quota de 99 000 t avec un droit de douane de 7,5%, réparti entre viande bovine réfrigérée (55% du contingent) et congelée (45% du contingent) ainsi que par la disparition du droit de douane sur un contingent existant, le contingent Hilton (actuellement de 20%), pour un volume de 45 000 tonnes*. Il s’agit donc de 144 000 tonnes dont on facilite l’importation. Au regard de la production européenne (environ 6,5 millions de tonnes) cela parait peu, mais ces importations portent sur des morceaux à haute valeur ajoutée (aloyaux) pour lesquelles l’UE est le meilleur marché du monde.
*Modification du 12/11/24 : le contingent Hilton beef portait sur un total de 66 800 tonnes de viande bovine (buffle inclus) réparti entre les pays du Mercosur, l’Australie, la Nouvelle Zélande et le Canada, sur lequel s’applique un droit de douane de 20%. Il a été ajusté lors de la sortie du Royaume-Uni et porte désormais sur un total de 61 000 t, dont 45 000 à destination du Mercosur (voir https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/HTML/?uri=CELEX:02020R0761-20240701#anx_VIII)
Les importations de viande bovine issues du Mercosur représentent aujourd’hui 50% des importations de viande UE (dont la moitié vient du Brésil) et ciblent ces marchés à forte valeur ajoutée. Il s’agit des parties arrière des animaux, les morceaux à griller, qui sont les mieux valorisés et qui impactent l’équilibre de la filière. Cette décision d’ouverture du marché de la viande bovine est à placer par ailleurs dans un contexte européen de décapitalisation (diminution du cheptel) et d’ambition de réduction des émissions de GES. Les accords de Paris que les pays de l’UE se sont engagés à respecter portent sur la réduction des émissions nationales et ne tiennent pas compte des émissions importées. A l’image de la stratégie sur les véhicules (on continuera à produire des véhicules à moteur thermique pour les exporter), l’UE accepte cyniquement d’importer de la viande qui aura émis davantage de GES pour sa consommation, mais ces émissions ne seront pas inscrites sur le compteur européen. Rappelons-le : les émissions des vaches françaises sont parmi les plus faibles du monde. La FAO estime qu’en moyenne dans le monde en 2021 la production de viande bovine émet 28 kg d’équivalent CO2 par kg de viande, tandis qu’au Brésil les émissions sont de 42,8 kg. La moyenne en France est estimée à 21,7 pour la FAO, mais elle descend à 15,6 kg selon les estimations plus précises de l’Institut de l’élevage, et ces émissions tombent à 8,7 kg si l’on prend en compte un stockage de carbone dans les sols associés à la production de viande.
En ce qui concerne la volaille, l’accord prévoit un contingent d’importation de viande de volaille de 180 000 tonnes à droit nul, réparti de façon équivalente entre viandes désossées et viandes avec os. D’après Abscis, cela représente une augmentation de 20 % des volumes par rapport aux contingents déjà existants (886 385 tonnes en 2019)[1]. De quoi inquiéter la Pologne, devenue première productrice de volaille européenne, qui s’oppose avec la France à cet accord. Aujourd’hui le Brésil représente 28% des importations de viande de volaille européenne, et la règlementation européenne sur l’étiquetage ne permet pas au consommateur de connaitre l’origine de cette viande lorsqu’elle est transformée ou utilisée comme ingrédient. En effet, un produit alimentaire prend l’origine du dernier pays dans lequel il a subi une étape de transformation, et celle-ci peut avoir lieu dans les Pays-Bas ou dans un autre pays importateur.
Côté sucre et éthanol, il s’agit de faire de l’UE un débouché où les producteurs de canne à sucre pourront évacuer leurs excédents, alors que la filière essaye d’entretenir un équilibre délicat sur le marché européen pour maintenir des prix communautaires élevés.
Des clauses miroir inexistantes
Au-delà des dangers économiques pour les filières, ce nouvel accord est emblématique de la difficulté européenne à imposer des clauses et des mesures miroir, et de sa difficulté à conserver une politique environnementale cohérente.
L’application de toute clause miroir nécessite comme préalable une traçabilité des produits, afin d’être en mesures de vérifier les allégations des exportateurs. Cet impératif qui parait acquis d’avance n’est pourtant pas rempli au Brésil où la filière n’est pas organisée pour permettre une traçabilité par animal, ce qui rend difficile pour ne pas dire impossible de connaitre avec certitude le contenu de l’alimentation et les traitements apportés au cours de la vie d’un animal destiné à l’export. Au Brésil, le seul système de traçabilité individuelle qui existe ne s’applique qu’au dernier stade de la production, dans le dernier élevage où l’animal séjourne, et ne porte que sur 40 jours avant abattage[2].La mesure miroir qui concerne la déforestation importée (interdiction d’importer au sein de l’UE des produits qui sont à l’origine de déforestation comme la viande bovine ou le soja) avait ainsi été fortement combattue par le Brésil, et son entrée en vigueur initialement prévue pour fin 2024 a été repoussée d’un an.
Au Brésil, la part des animaux engraissés en feedlot est de 25% et cette part est en augmentation, le maïs produit est OGM et les antibiotiques utilisés comme activateurs de croissance sont autorisés.
Au sein de l’UE, il existe en théorie une mesure miroir qui interdit d’importer des produits issus d’animaux traités avec des antibiotiques de croissance (dont l’utilisation est interdite pour les éleveurs européens depuis 2006). Cette interdiction pour les importations prévue par un règlement de 2019 aurait du être effective depuis 2022 mais dans les faits, il manque toujours des décrets d’application pour la rendre opérationnelle. Le premier acte d’exécution publié en 29 janvier 2024 prévoit uniquement l’obligation pour les exportateurs de remplir une auto-déclaration attestant que les viandes qu’ils mettent sur le marché européen répondent à l’interdiction fixée par la règlementation européenne, et celle-ci ne s’appliquera pas avant septembre 2026. Aucune traçabilité spécifique n’est exigée par ailleurs au sein de leurs filières.
L’UE doit également produire un acte d’exécution supplémentaire définissant la liste de pays tiers agréés à exporter leurs produits animaux vers l’Union européenne, établie selon un niveau de risque, mais cette liste n’existe toujours pas à ce jour. Et pour cause : les Pays qui se verront « blacklistés » ne manqueront pas de contester cette mesure auprès de l’OMC et d’exiger en réparation des concessions spécifiques, à l’image de ce qui s’est passé lorsque l’UE a décidé unilatéralement d’interdire l’importation de viande issue d’animaux traités avec des hormones de croissance. Le conflit commercial avec les Etats Unis et le Canada a duré de 1996 à 2011 et a abouti à la création d’un contingent spécifique de viande sans hormone (de 48 200 tonnes en 2011, qui a été augmenté de 10 000 tonnes supplémentaires en 2019).
Le processus de ratification de l’accord. Accord mixte ou accord scindé ?
Le Mercosur est un accord « mixte ». Ces accords mixtes comportent une partie commerciale qui concerne quotas, droits de douane et clauses miroirs (qui relève de la compétence exclusive UE) et une partie mixte qui traite de coopérations entre les Etats, de problématiques juridiques, qui peut viser à faciliter l’implantation de certaines entreprises (qui relève de la compétence de l’UE et de la compétence des Etats-Membres).
Ces accords doivent être ratifiés à l’unanimité par le Conseil, le Parlement Européen, et par chaque Etat-Membre individuellement. En cas de refus, l’accord tombe dans son intégralité. La France a donc le pouvoir de bloquer cet accord, mais elle est soumise à la pression d’autres Etats Membres très influents comme l’Allemagne mais aussi l’Italie.
Dans l’hypothèse où au sein du Conseil la France cèderait et que le Parlement Européen ratifierait l’accord, celui-ci pourrait être en théorie bloqué par l’Assemblée nationale et le Sénat. Néanmoins, la partie commerciale et l’accroissement des échanges pourrait être mise en œuvre avant cette ratification complète, comme dans le cadre du CETA.
L’exemple du CETA : Les négociations débutées en 2009 ont abouti en 2016 lorsque la Commission européenne l’a adopté et a formellement proposé au Conseil de l’UE de le signer et le conclure. Il a été adopté à l’unanimité par le Conseil le 30 octobre 2016 et par le Parlement Européen le 17 janvier 2017. Depuis le 21 septembre 2017, la partie du CETA qui dépend de la compétence exclusive de l’UE (soit 90 % de l’accord) est entrée en vigueur. Depuis, le Parlement de Chypre a rejeté l’accord, le 1er août 2020, mais le vote n’a toutefois pas été officiellement notifié aux institutions européennes par le gouvernement. Sans cette notification officielle, l’accord continue de s’appliquer dans le pays comme dans les 26 autres Etats membres. En France, l’Assemblée nationale avait approuvé le CETA en 2019, mais le Sénat l’a rejetté le 21 mars 2024. Le projet d’accord sera présenté aux députés pour un nouveau vote. Néanmoins, si l’un des Etats Membres venait à notifier le rejet de son parlement national à la Commission l’accord tomberait dans son intégralité et cesserait d’être appliqué. |
Dans le cas d’un accord mixte, chaque Etat-Membre possède donc un droit de véto, au sein du conseil et lors de la validation par le Parlement national. Ce n’est pas le cas des accords les plus récents (comme avec le Chili et la Nouvelle Zélande), qui sont divisés en sous-accords par domaines. La partie commerciale de ces accords est votée à majorité qualifiée au sein du Conseil et ne requiert pas de validation nationale. L’accord avec le Mercosur pourrait-il être scindé pour contourner le blocage de la France et de la minorité d’Etats Membres qui lui sont défavorables ? Pour les juristes, la question semble difficile à trancher, bien qu’un rapport semble indiquer que cette possibilité serait contraire au droit de l’UE[3]. Quoi qu’il en soit, les négociations se poursuivent intra-UE, un document ayant récemment fuité pour tester l’idée d’un fond de compensation orienté vers les agriculteurs lésés par l’accord.
Conclusion
Alors que le moral agricole est au plus bas, plombé par une année marquée par une météo très humide dont les effets se poursuivent et par la multiplication de crises sanitaires, l’annonce de l’éventualité d’une signature prochaine d’un accord avec le Mercosur sonne comme un affront et une remise en cause des promesses faites en février dernier. Le refus d’importations qui ne respectent pas les normes européennes faisait en effet partie des revendications paysannes, soutenues par l’ensemble de la population.
Malgré cela, cet accord pourrait finalement aboutir en dépit de son impopularité pour des raisons économiques liées à l’industrie, et géopolitiques[4]. Alors que l’UE continue de vouloir faire progresser son agriculture vers davantage de durabilité, il n’apparait pourtant pas concevable de faciliter en parallèle des importations moins-disantes, dommageables pour le climat, l’environnement et la santé des consommateurs. Mais le développement d’un système de traçabilité fiable chez nos partenaires commerciaux apparait comme un préalable indispensable à l’application de toute clause miroir que la Commission pourrait envisager d’ajouter à cet accord pour le rendre acceptable par les populations. L’application du règlement visant à empêcher la déforestation importée sera un bon test pour prendre la mesure des efforts que les pays du Mercosur pourront réellement mettre en œuvre afin de développer le commerce avec l’Union Européenne. Mais en attendant sa mise en œuvre, toute promesse de réciprocité semble peu fiable.
Alessandra Kirsch, Directrice générale d’Agriculture Stratégies
Le 23 octobre 2024
Modifié le 12 novembre 2024 (ajustement du quota Hilton)
[1] https://www.abcis.com/accord-ue-mercosur-quel-impact-pour-les-filiere-animales/#:~:text=March%C3%A9%20des%20viandes%20de%20volailles&text=Cela%20repr%C3%A9sente%20une%20augmentation%20de,886%20385%20tonnes%20en%202019).
[2] Voir le dossier très complet de l’Idele : https://idele.fr/detail-article/viande-bovine-le-mercosur-privilegie-toujours-plus-dexport
[3] https://www.collectifstoptafta.org/IMG/pdf/splitting_legal_analysis_-_fr.pdf
[4] Voir https://www.lopinion.fr/international/john-clarke-la-france-peut-accepter-le-mercosur-mais-se-faire-payer-dans-dautres-domaines
entièrement d’accord avec cette analyse.sur le mercosur.
Concernant le partage de valeur, il serait plus opérationnel de trouver les voies de rétention de valeur par une organisation de l’amont plutôt que de discuter d’une répartition de valeur a posteriori.
Le système coopératif ayant largement échappé aux producteurs ,il faudrait faire l’analyse du pourquoi?