Vous trouverez ci-dessous un article paru sur le site de Momagri le 02/05/2016
En ouvrant la porte à une maîtrise de l’offre sur une base volontaire et temporaire lors du Conseil des Ministres du 14 mars dernier, le Commissaire Phil Hogan remet en haut de l’agenda politique la question de l’organisation économique du secteur laitier en France. Les principes des articles 221 et 222 du règlement OCM Unique prévoient en effet que la Commission puisse prendre en cas de crise des dispositions visant à stabiliser le marché en permettant notamment aux organisations de producteurs et aux coopératives de déroger aux règles de la concurrence en planifiant leurs productions. En d’autres termes, il s’agit de considérer si l’organisation économique de la filière laitière française, en cours de reconfiguration depuis l’adoption du « Paquet Lait » en 2012, doit être modifiée pour faciliter et rendre plus efficace la mise en œuvre des articles 221 et 222.
En France, suite à la crise du lait de 2009, les enjeux autour de la négociation du prix ont poussé les différents syndicats agricoles à promouvoir la mise en place d’organisation de producteurs (OP) pour tenter de rééquilibrer les pouvoirs de négociation dans le cadre de « contractualisation ». Regrouper les producteurs paraissait nécessaire dans la mesure où un contrat à lui seul ne permet pas de rééquilibrer une relation commerciale. Globalement deux visions distinctes ont prévalu : l’une a cherché à organiser les producteurs d’une même laiterie (OP verticales), l’autre a souhaité rapprocher les producteurs d’une même zone géographique (OP horizontales).
Face au spectre d’approches trop rigoristes du droit de la concurrence, les autorités françaises ont demandé à la Commission européenne de définir les seuils de concentration que ne devaient pas dépasser les OP. Les seuils arrêtés dans le « Paquet Lait » se sont révélés très permissifs puisqu’il a été établi qu’une OP ne peut collecter plus de 3.5% de la production laitière européenne et 33% de la production de lait de l’Etat membre. Dans le cas français, grand pays producteur, c’est le premier seuil qui est le plus contraignant : une OP ne peut concentrer plus de 5.2 milliards de litres de lait, soit 22% de la production nationale. Relevons toutefois que ces seuils ne s’appliquent pas aux coopératives, car leur statut est de fait conforme au droit de la concurrence.
Quatre ans après, seulement 40% de la collecte des entreprises privées impliquent une des 51 OP reconnues à ce jour. Des OP qui pour l’essentiel n’ont qu’un seul acheteur et ne détiennent jamais la production (OP non commerciale), ce qui affaiblit de fait leur pouvoir de négociation. Au regard des seuils européens, il apparait que si toutes ces OP fusionnaient, elles ne dépasseraient pas pour autant le seuil de concentration !
Au-delà de ce constat global, un récent rapport du ministère de l’Agriculture rapporte des pratiques contractuelles quasiment abusives où l’exercice de clauses dites de «sauvegarde», «de volatilité» ou «de force majeure» permet à l’industriel d’imposer unilatéralement des baisses de prix, alors que dans aucun des contrats ne figurent des formules de calcul de prix renvoyant à la valeur ajoutée dégagée par l’industriel ou aux coûts de production pour les éleveurs.
De même, il est fait état de pénalités pour dépassement ou sous-réalisation appliquées individuellement aux producteurs sans chercher à bénéficier de la mutualisation que permet l’OP. Sur cette base les rapporteurs dressent une conclusion sans appel : «le point d’équilibre entre producteurs et acheteurs s’est largement déplacé au détriment des producteurs».
Les raisons invoquées pour expliquer cette situation sont multiples. La charrue a été mise avant les bœufs : le décret imposant aux laiteries de proposer aux éleveurs un contrat est paru en novembre 2010 alors que celui validant les OP non commerciales n’est paru qu’en avril 2012. De plus, la France a été le seul pays à avoir imposé aux industriels de proposer aux agriculteurs des contrats de 5 ans, là où les autres pays n’ont choisi que des contrats courts de 6 mois ou 1 an pour améliorer la réactivité des relations entre producteurs et laiteries. Ainsi la France a été le seul pays à augmenter la situation de dépendance économique en optant pour des contrats de long terme qui renvoient la fixation des prix à des clauses facilement remises en cause de manière unilatérale.
Une autre conséquence fâcheuse du « Paquet Lait » a été de porter l’attention et de prendre en exemple les OP non commerciales en lieu et place des coopératives. De la sorte, il a été reproché à tort aux coopératives de ne pas rentrer dans le processus de contractualisation, alors que ces dernières reposent sur des bases bien plus solides que les OP non commerciales. La France est l’un des rares grands pays européens à ne pas avoir plus de 70% de son lait collecté et transformé par des coopératives (54% de collecte et 45% de transformation).
Pourtant au regard des réussites en termes d’organisation collective que sont les coopératives du secteur végétal en France (sucre et grains en particulier) mais également les grandes coopératives laitières du Nord de l’Europe, on ne peut que rappeler l’évidence : une coopérative est la forme la plus aboutie d’organisation de producteurs, le contrat le plus sûr pour un agriculteur est d’être adhérent à une coopérative.
Le bilan de la contractualisation «à la française», sensée prendre le relais des quotas laitiers, n’est donc pas pleinement satisfaisant. Pour autant des motifs d’espoir peuvent être entrevus. Tout d’abord, la première génération de contrat de 5 ans va commencer à arriver à échéance à partir de cette année, si bien que les mois à venir vont pouvoir être mis à profit pour renforcer l’organisation économique du secteur. De plus, des rapprochements entre OP sont en cours, ils aboutiront à des associations d’OP ou à des OP plus importantes. En outre, certaines laiteries privées ont donné à leur(s) OP(s), dont certaines sont des coopératives de collecte, la possibilité de gérer collectivement les volumes de production. Les producteurs peuvent ainsi bénéficier d’une souplesse supplémentaire pour respecter la régularité des approvisionnements que nécessite l’optimisation des outils industriels. Et ils commencent à avoir voix au chapitre sur la répartition des volumes libérés ou supplémentaires.
Mais contrairement à certaines préconisations qui promeuvent la participation des coopératives aux associations d’OP horizontales ou territoriales (ce qui risquerait de déstabiliser les coopératives), force est de constater que la logique de la contractualisation « à la française » doit être revue. Les limites des OP bavaroises (MEG), souvent prises en exemple, et le renforcement des coopératives du nord de l’Europe doivent servir d’enseignements.
En définitive, le contexte actuel de crise et les perspectives d’application des articles 221 et 222 doivent inciter à poursuivre la réorganisation du secteur. Les associations d’OP et les coopératives sont en train de devenir le niveau de référence pour construire les mécanismes de gestion de crise nécessaires pour permettre l’adaptation de l’offre à la demande. La perspective de devoir mettre en place des mesures incitatives ou coercitives pour sortir de la crise actuelle ne peut que plaider pour une meilleure organisation de l’offre, dont la forme la plus aboutie est la coopérative. Compte tenu de la performance organisationnelle des pays du nord de l’Europe, on peut également craindre que si la ferme laitière française ne progresse pas sur cette dimension de sa compétitivité, les autres pays, se sentant mieux armés pour résister à la crise, chercheront à bénéficier de cet avantage concurrentiel en refusant les mesures de régulation, pourtant nécessaires.
Frédéric Courleux, Directeur des études d’Agriculture Stratégies
1 Article paru dans Terre-net : http://www.terre-net.fr/magazine